L’art optique et cinétique, une ressource qui met nos villes en mouvement ?
Courant dont les prémices existaient déjà dans les années 1910, l’art optique et cinétique a largement marqué le paysage artistique, urbain et architectural dès les années 60. Des œuvres abstraites, des illusions d’optique, des univers chromatiques qui créent, par leur esthétisme, un sentiment de mouvement et plongent ainsi le spectateur dans une vibration qui dynamise son environnement.
L’utilisation de l’art optique et cinétique peut-elle participer à mettre l’architecture et l’espace public en mouvement ? Quelle ville vient-elle dessiner ? Focus sur plusieurs œuvres qui façonnent aujourd’hui des paysages urbains singuliers.
En plus de traverser et renouveler le paysage artistique du siècle dernier, l’art cinétique et optique s’est également mêlé à l’architecture et invité en ville. Fondé sur l’art du mouvement, ce courant émerge dès les années 1910 avec la célèbre Roue de bicyclette, signée Marcel Duchamp. Œuvre pionnière qui marque les prémices de l’art cinétique, cette sculpture, dépassant l’immobilité qui caractérise habituellement les créations artistiques, et contenant une partie animée, participe à ouvrir une nouvelle perspective qui aura une influence importante sur l’art moderne et contemporain.
Très concrètement, l’art cinétique se traduit par la création d’œuvres comprenant une ou plusieurs parties mobiles, lesquelles peuvent être animées manuellement, par des moteurs, par l’air ou encore par l’eau. Ces dernières peuvent être directement en mouvement ou bien impliquer le déplacement, et donc le mouvement optique, du spectateur. Il s’agit d’une expérience sensorielle, transformant nos perceptions visuelles, utilisant majoritairement des matériaux industriels. L’art optique, communément appelé l’Op’art, quant à lui “s’amuse à créer des effets d’illusion et des jeux d’optique en utilisant l’œil de l’observateur”. Le mouvement est ainsi induit et se base sur les réactions de la rétine, face à des effervescences de couleurs, des contrastes entre le noir et le blanc, des formes géométriques et des lignes convexes puis concaves.
Victor Vasarely, Bridget Riley, Jesus Rafael Soto, Yaacov Agam et tant d’autres ont expérimenté cet art, en ayant notamment largement été inspirés par les enseignements et la vision du Bauhaus, et de son annexe hongroise le Muhely. Des artistes qui se sont grandement intéressés aux liens et aux rapports que leurs ouvrages pouvaient avoir avec les rues, les bâtiments et les espaces publics. Carlos Cruz-Diez n’était, en effet, pas le seul à affirmer que “la rue et l’architecture me sont apparues comme la meilleure manière de communiquer l’art et de l’intégrer à la société”.
Quand l’art sort des galeries et s’invite en ville…
Cette nouvelle manière de penser, concevoir et transmettre l’art émerge aussi, voire surtout, à contre-courant d’une société et d’une philosophie bourgeoises. Ce sera l’un des messages clés du Manifeste Jaune, écrit par Victor Vasarely, Pontus Hulten et Roger Bordier, présenté lors de l’exposition “Le Mouvement” en 1955 à la galerie Denise René et considéré comme le point de départ officiel du mouvement cinétique : la démocratisation d’un art social et accessible à tous.
Au sein du manifeste, les artistes abordent des sujets jusqu’alors peu évoqués, et prônent une “présence” de l’art, plus qu’une “compréhension” de ce dernier. L’objectif étant d’amener une prise de conscience sur le fait que “seules les entités de l’art du passé sont intelligibles” et que, de fait, la compréhension de l’art contemporain dépend grandement de notre niveau de connaissances et de notre degré de culture. D’où la nécessité, pour être à la portée de toutes et tous et non pas à la “seule élite des connaisseurs”, de valoriser la « réceptivité émotive” dont le “commun des mortels” dispose naturellement. Un texte fondateur et des artistes pionniers qui portent une toute nouvelle vision.
“Il n’a pas seulement célébré un art populaire affranchi de la classe bourgeoise fortunée. Vasarely a fait bien plus : il a porté une tout autre révolution que la trop citée démocratisation de l’art. Il s’est proposé d’exfiltrer la peinture. Elle ne devait plus seulement quitter le chevalet, mais quitter, même, les musées, pour se projeter sur les façades de la cité, comme autrefois, lorsque les palais à la Renaissance rayonnaient sur la place publique, à la vue de tous, à la vue du commun des mortels et de Dieu” affirme l’autrice et chercheuse Pauline Mari.
Effectivement, l’engagement de Vasarely dépasse les enjeux d’accessibilité et de démocratisation sociale de l’art. L’ambition est de faire sortir les œuvres des lieux qui leur sont habituellement alloués, d’embellir et d’activer nos villes via l’Op Art. Cette volonté née, par ailleurs, dans un contexte d’après-guerre, une période de reconstruction et un urbanisme marqué par les grands ensembles qui n’enchantent pas le plasticien. Lui rêve de territoires colorés au sein desquels l’art et l’architecture entretiennent un dialogue constant. Il croit au pouvoir de la couleur face au béton qui envahit le paysage urbain et aspire à “transformer la désolante grisaille quotidienne des déshérités en une ambiance de beauté et de gaieté”.
Il conceptualise cette utopie avec sa cité polychrome du bonheur, qui prend finalement forme avec le centre architectonique qu’il développe à Aix-en-Provence, dans le Jas de Bouffan, l’ancien fief de Paul Cézanne. Un projet d’envergure au pied de la montagne Sainte-Victoire, un véritable laboratoire d’art et d’idées luttant contre les nuisances visuelles environnantes, habillé de formes géométriques noires et blanches à l’extérieur, et d’une explosion de couleurs à l’intérieur. Les mots d’ordre : replacer l’humain au cœur de la ville et réintroduire le “Beau” dans la cité.
… Pour bousculer les temporalités et rythmes urbains
Embellir par la couleur mais également par le mouvement, telle est l’ambition initiale du courant. Le mouvement de l’œuvre, le mouvement du spectateur, le mouvement de la rétine, autant de dynamiques qui rythment et activent nos espaces urbains. L’art optique et cinétique devient en effet un outil, un moyen pour bousculer nos paysages architecturaux. Il s’agit véritablement d’appréhender l’espace dans sa mobilité. Un sujet que Carlos Cruz-Diez a largement abordé lors de ses collaborations avec des architectes et ingénieurs pour des projets emblématiques tels que les allées piétonnes du stade de baseball des Miami Marlins, l’aéroport international Simón Bolívar à Maiquetía ou encore la passerelle de la gare de Saint-Quentin-en-Yvelines. Des couleurs et des illusions d’optique accompagnant les touristes et voyageurs vers leur destination ou s’invitant furtivement dans le quotidien des usagers.
En plus de créer du mouvement et d’accompagner des formes de mobilité, la démarche accentue parfois la virtuosité de certains projets urbains. Car il s’agit aussi de dépasser la simple observation, l’admiration pour l’œuvre et de travailler son aspect fonctionnel. Au Vénézuela, le barrage du Guri, officiellement appelé Centrale hydroélectrique Simon Bolivar, est conjointement le 4ème plus grand barrage au monde et le plus grand environnement chromatique jamais conçu. Ayant rapidement pris conscience de l’immensité d’espace que représentait le projet, et de la sensation parfois écrasante que celle-ci pouvait déclencher, les architectes en charge de l’ouvrage ont sollicité deux artistes vénézuéliens afin d’habiller l’ensemble. L’un des deux est Carlos Cruz-Diez, qui réfléchit alors à un moyen d’atténuer les vibrations et bruits assourdissants auxquels peuvent être confrontés les employés travaillant dans les deux principales halles. Il développe alors la physichromie, des “bandes de couleurs qui se modifient selon le mouvement du spectateur et la source lumineuse pour créer de nouvelles gammes chromatiques” offrant un spectacle de couleurs aux futurs employés de la centrale.
Dans cette même logique, en lien avec la transition écologique, climatique et énergétique de nos territoires, des experts commencent à s’intéresser, dans les années 1970, au concept de l’architecture cinétique. L’ingénieur architecte américain William Zuk écrit et publie un ouvrage, “Kinetic Architecture”, au sein duquel il aborde ce concept selon lequel un bâtiment peut tout à fait conserver son intégrité structurelle globale en ajoutant des parties en mouvement, à l’image d’un pont-levis. En produisant des mouvements à la surface même du bâtiment, l’Institut du monde arabe, à Paris, en est un bel exemple. Conçu et réalisé par une équipe d’architectes constituée de Jean Nouvel, Architecture Studio, Gilbert Lèzenes et Pierre Soria, la façade Sud de l’ouvrage comprend 240 moucharabiehs ayant été conçus pour s’ouvrir et se fermer en fonction de la luminosité produite par le soleil, permettant ainsi d’adapter le confort thermique des espaces intérieurs. Tout comme le Milwaukee Art Museum dont l’élément mobile qui façonne le “Burke brise soleil” permet de protéger les usagers de fortes chaleurs ou d’intempéries, en fonction des cycles et rythmes du climat.
Des mouvements, des transitions mais aussi des héritages artistiques et architecturaux. L’art optique et cinétique mêlé à nos paysages urbains participe en effet à construire un nouvel héritage, à concevoir un nouveau patrimoine basé sur le mouvement, la couleur, mais aussi l’accessibilité. Des bâtiments et des œuvres qui rendent finalement acteur l’usager qui les regarde et qui interagit avec son environnement, en lui donnant le pouvoir d’appréhender l’ouvrage selon sa position et son déplacement, selon son point de vue. Et qui s’intègrent, se fondent parfois si bien au contexte urbain, qu’on en oublierait presque l’ingéniosité et l’histoire de ce courant, comme cela peut-être le cas pour les voyageurs traversant la gare de Montparnasse et oubliant d’admirer les fresques de Vasarely et de la gare Saint-Quentin-en-Yvelines évoquée précédemment, ou encore les étudiants de la faculté des Lettres et Sciences humaines de Montpellier en passant la grille monumentale qui orne l’entrée et qui, si l’on y prête attention, crée une illusion d’optique…