L’art de mettre son bureau par la fenêtre
Rare ouverture restante sur le monde réel, la fenêtre est un objet emblématique du confinement. Elle est devenue un lieu d’échange, d’expression, de détournement et de bidouillage. Quel avenir donner à la fenêtre ? Rencontre avec les architectes Cyrus Ardalan, Ophélie Dozat et Lucien Dumas.
On sera d’accord pour dire qu’en temps normal, l’architecture attribue à la fenêtre des fonctions relativement terre-à-terre : peu de fantaisies au-delà de l’éclairage et de la ventilation. Mais ça, c’est en temps normal. On se souvient des applaudissements de 20h, des banderoles, des chorales de voisins, des stations de lecture ou de bronzage… Pendant le confinement, la fenêtre est devenue un objet d’appropriation, d’expression individuelle et collective.
Ophélie Dozat, Cyrus Ardalan et Lucien Dumas, tous les trois architectes, sont partis de ces usages spontanés pour développer un inventaire de fenêtres prospectives. Dans une sorte de bestiaire oscillant entre le réel et l’utopie, ils imaginent des formes et des fonctions nouvelles, comme des excroissances et des projections rêvées du logement. Du petit théâtre de marionnettes au tour de poterie, en passant par le sauna ou la balançoire sexuelle, la fenêtre est le mètre carré en plus que tout le monde espérait.
Bestiaire de fenêtres
Démarré avec le concours « Creativity for New Hygienism » de l’agence Novel, le projet est d’abord ancré dans les problématiques de la Covid. Puis il évolue : « Petit à petit, on s’est éloigné du sujet du confinement, explique Lucien Dumas. C’était une base ou un prétexte pour interroger nos manières d’habiter de façon plus générale. Avec la fenêtre, on s’est demandé comment chacun pouvait investir son appartement et le changer. On a voulu questionner nos appartements trop petits, les nouveaux modes de vie… »
Dans un livre publié à l’automne, baptisé « Scénarios Futurs – dispositifs de façade post-confinement », le trio rassemble ainsi 60 idées de fenêtres, plus fantaisistes les unes que les autres. Sur une base de trois façades typiquement parisiennes (haussmannienne, faubourienne, et tours nouvelles), ils explorent six usages fondamentaux : se reposer, s’alimenter, travailler, communiquer, se faire plaisir et se défouler.
(Im)possibles architecturaux
Décliné selon trois degré de réalisme, les « dispositifs » peuvent être un accessoire facile à installer sur l’existant, comme un mégaphone ou une fontaine à oiseaux ; un balcon aménagé qui suppose une technicité de mise en oeuvre un peu plus grande ; ou enfin, un clos couvert, c’est à dire une bulle inspirée par la rêverie et qui ne s’encombre pas des questions constructives. En réponse aux velléités d’activité sportive pendant la Covid, les trois architectes imaginent par exemple une roue de hamster géante rattachée à la façade.
Malgré une apparence humoristique, la trame de fond du projet est assez sérieuse et s’efforce de déjouer des problématiques architecturales importantes. « C’est un sujet politique, reprend Ophélie Dozat. On remet en question la ville muséifiée. La façade parisienne est comme une image intouchable, nos scénarios permettent l’appropriation par l’individu et l’expression d’une individualité au sein du collectif. » Le trio s’intéresse notamment à des villes comme Barcelone où les fenêtres et balcons sont des lieux d’expressions et de revendications.
“Studio pas cher, toilettes à la fenêtre”
Interface entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, la fenêtre est un objet de dialogue. Alors que les rapports de voisinage semblent se réduire de plus en plus, Scénarios Futurs imagine des fenêtres écrans à l’attention des voisins, des parchemins qui se déroulent jusqu’aux étages inférieurs, ou même des dispositifs « aéropostale » de petits avions en papier.
La communication est aussi dans la représentation. Sujet tabou voire proscrit de l’espace public, la question de l’intimité est abordée. « Historiquement, au Moyen Âge, les latrines et les salles de bain étaient en façade et les eaux partaient dans la rue. On a voulu discuter de ça : exposer le corps, le plaisir ou le sexe en façade ».
Invité au Pavillon de l’Arsenal, le trio fabrique un prototype grandeur nature. Il s’agit d’un « isoloir domestique » : une chaise pivotante derrière un rideau rétractable vers le bas. Assis dans l’isoloir, l’habitant peut se retrouver spectateur de la rue, mais aussi de chez lui s’il se retourne. L’espace de la fenêtre crée ce décalage : ni intérieur ni extérieur, il permet de trouver du calme dans un logement bondé, où de voir du monde dans un logement vide.
Le geste rebelle
« Certains ont vécu le confinement tout seuls, ils voulaient voir des gens et échanger. Mais pour d’autres qui vivaient en nombre, il fallait au contraire s’extraire, trouver de l’intimité » rappelle Cyrus Ardalan. Cette différence de vécu rappelle l’importance d’identifier les besoins des habitants et de tenter d’y répondre. Les trois architectes avouent se nourrir d’expériences différentes de la leur pour leur travail. Ils revendiquent une vision sociale de l’architecture et une méthodologie par le projet, qui répond à une situation concrète.
Citant volontiers Haus-Rucker-Co ou Marcel Lachat, le trio s’inscrit dans une forme d’architecture du détournement. Le premier est un collectif d’architectes qui avait notamment installé une bulle gonflable transparente sur la façade du musée Fridericianum dans les années 1970. Le second est un architecte suisse qui à la même époque avait greffé une pièce en plus sur sa fenêtre pour dénoncer le manque de place dans son logement HLM. Qualifié de « ventouse insurrectionnelle », de « bulle pirate » ou de « cellule parasite », son geste prend racine dans la crise du logement et résonne jusqu’à aujourd’hui.
Lauréats du concours Novel et de l’appel à projet FAIRE, Scénarios Futurs a été exposé au CIVA à Bruxelles et au Pavillon de l’Arsenal à Paris. Le livre est disponible au Pavillon de l’Arsenal ou à la librairie Volume.