L’architecture de crise #4 : un monde de murs
Dans un monde apparent sans limites, les pays tracent leurs « frontières » en repoussant la violence sur leurs marges. D’une part, les camps de transit, de réfugiés, les campements de fortune et les centres de rétentions se multiplient et se diversifient, d’autre part, certaines frontières se durcissent, bloquant, contrôlant, expulsant les individus. Tantôt murs de béton, tantôt barrières électrifiées, tantôt clôtures surveillées, les « murs » s’alignent aujourd’hui dans le monde sur plus de 18 000 kilomètres de long.
Alors que la chute du mur de Berlin en 1989 laissait présager une avenir sans murs, l’histoire récente des Etats Nations nous prouve qu’en quelques années, plus d’une trentaine de barrières ont été érigées de par le monde.
Les murs bâtis entre les ÉtatsUnis et le Mexique, la Chine et la Corée du Nord, l’Arabie Saoudite et le Yémen, l’Afrique du Sud et le Mozambique, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla et le Maroc et, depuis peu, entre la Grèce et la Turquie… font office de grilles anti-immigration. Au Cachemire, entre l’Inde et le Pakistan, ou entre la bande de Gaza et Israël, ou encore entre l’Egypte et Gaza, les murs servent à officialiser la partition d’un territoire et à protéger d’une invasion potentielle.
Ainsi, parfois destinés à prémunir de l’immigration clandestine, le terrorisme et le trafic, les murs sont aussi utilisés comme réponse politique à un conflit territorial ou sont encore édifiés afin de cloisonner les populations. Mais quelles que soient les situations, les murs protègent du danger incarné par ceux que l’on considère comme « indésirables ».
Les gated communities
Partout dans le monde, la volonté des citadins de dresser des obstacles entre leur espace « privé » et le monde extérieur passe par la mise en place de résidences enceintes de murs et équipées de vidéo-surveillance, d’un gardien présent 24h/24 ou de barrières du type passage à niveau. Ces espaces enclos et clos du monde (une métaphore du paradis ? ) peuvent prendre des typologies variables. Quartier ou immeuble, rue privée ou complexe de buildings, le « gated community », concept tout droit importé des États-Unis, met en avant les méthodes de sécurisation, la recherche de l’entre-soi et une certaine autonomie vis-à-vis de la politique locale de gestion d’un quartier.
Cette ségrégation territoriale rend visibles des évolutions sociales inquiétantes. Elle prend naissance dans l’émergence d’un sentiment nouveau : celui de l’insécurité. L’expression de la peur de l’autre s’exprime par la privatisation rampante des villes. Qui plus est, au-delà d’une privatisation de l’espace public, cet entre-soi semble traduire un renoncement à l’expérience de l’altérité qui donne tout son sens à la ville : l’urbanité.
En effet, dans ces quartiers dortoirs, l’essentiel de la vie quotidienne s’effectue ailleurs. Dépourvues d’écoles, de services, d’entreprises… elles poussent leurs résidents à aller vivre – travailler, étudier, consommer, se divertir – en dehors de leur aire géographique, loin de leur « quartier ».
Mais quelle est la poule et quel est l’œuf ? Est-ce l’émergence des gated communities qui a poussé leurs résidents à les déserter le jour, ou est-ce la disparition d’une vie de quartier qui est à l’origine de la surveillance contrôlée ? Les gated communities sont-elles l’affirmation ou bien la conséquence du repli communautaire ?
Certains affirment que c’est la disparition de la vie d’un quartier et des liens entre voisins qui a amené la mort de la surveillance collective et le jaillissement de la peur de l’« étranger ». Autrefois, chacun, commerçants, passants, riverains, constituait ce que Jane Jacobs a appelé les « yeux de la rue ». Aujourd’hui, la norme dissuadant de se mêler des affaires des autres et la disparition de la synergie tutélaire du quartier favorisent le recours à des dispositifs techniques ou à du personnel spécialisé pour contrôler les comportements.
Cet enfermement volontaire mobilise le plus souvent l’image du « ghetto de riches », terme utilisé en titre d’un ouvrage collectif dirigé par Thierry Paquot. Cependant les catégories défavorisées sont aussi concernées. Les ensembles de logements sociaux sont particulièrement touchés par les opérations de clôture et de sécurisation des espaces collectifs. Le découpage de l’espace, entre espace public et parcelles privées associées aux immeubles particuliers, se matérialise généralement par la pose de barrières et par l’installation de dispositifs de contrôle filtrant les accès.
Ainsi donc, les murs d’enceinte protégeant la sphère privée d’un potentiel envahisseur ne sont pas l’apanage des riches, et les murs de séparation territoriale ne suivent pas uniquement les frontières administratives des États Nations. Pourtant, quelle que soit la situation, « ce bornage linéaire, visuel et parfois photogénique, est un écran noir cherchant à rendre l’autre invisible : on ne veut pas se voir, on ne veut plus les voir » dira Michel Foucher, géographe et professeur à l’ENS. Non sans rappeler le mur de la démocratie en Chine, ou le principe du graffiti, certains vont s’amuser à détourner la fonction principale du mur. Loin de séparer, il va abriter.
« Les murs aveugles ont désormais des yeux, et ils nous observent »
Stéphane Malka, fondateur de l’agence Malka Architecture et auteur d’un ouvrage intitulé Le Petit Pari(s) (attention à ne pas confondre avec le livre Le Petit Paris de l’agence Deux degrés) est réputé pour ses constructions modulaires pensées pour se clipper au tissu urbain existant. Tantôt exercices de style, tantôt réalisations concrètes, ses constructions s’immiscent dans les interstices des villes en décuplant leur capacité d’hébergement. Parmi ses projets d’occuper les toits et d’habiter les ponts il y a ceux… de se greffer aux murs.
Le projet Bow-House a été réalisé à Heerlen aux Pays-Bas. Floutant la distinction entre habitat et espace public, il propose à la cellule d’habitation de grignoter l’espace urbain environnant, de s’y déployer. En se greffant sur un mur de brique déjà existant, sa maison, légère et flexible, ressemble à un abri sans propriétaire, ouverte toute l’année pour accueillir des nomades en quête d’espace de halte. L’intérieur rendu public et mis à disposition de tous, devient, l’espace de quelques temps, un lieu intime. Une « maison bleue » en somme, agencée par des fenêtres recyclées et ne possédant pas de porte. Un refuge comme une véritable invitation à habiter, temporairement, le symbole même de la séparation : le mur.
Suivant le même principe, c’est encore à Stéphane Malka que l’on doit la paternité du projet Abris Furtifs. En proposant d’édifier un campement urbain, non plus en marge de la ville, mais en son sein, l’architecte brise les conventions. Des tentes disposées verticalement le long d’un mur abritent une structure en échafaudage capable d’accueillir la résidence. Grace à cette architecture sociale, le « paria » s’élève, prend de la hauteur et quitte le sol pour habiter le mur.
Sur le site de son agence on peut lire:
« Fils illégitime de l’unité minimale d’habitation du Corbusier et de l’habitat oblique de Claude Parent, le camp de réfugiés vertical A- Kamp47 à pris position à la Friche de La Belle de Mai à Marseille, sur un mur de soutènement entre champ culturel et réseau ferroviaire (…) Réfugiés, déplacés, sinistrés, évacués, migrants, demandeurs d’asile, déboutés, sans-papiers, clandestins, tolérés, maintenus, retenus, refoulés, expulsés, rapatriés, retournés… » : la liste des catégories s’allonge à mesure que les états ramifient et organisent l’exclusion de celles et ceux, plusieurs dizaines de millions, qu’ils désignent. Selon la loi Quiliot du 22 juin 1982, « garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation ».
Cependant, l’ambiguité du projet est palpable : non plus mis au banc, mais intégrés au tissu urbain par le mur, les « sans grades » continuent d’habiter la marge, la limite, l’interstice.
Un mur abattu laisse-t-il une ombre ?
Nombreux sont les esprits qui gardent en mémoire le bruit du champagne et des marteaux de la nuit du 9 novembre 1989 scellant la chute définitive du rideau de fer. Mais lorsque deux mondes séparés pendant un demi-siècle reprennent contact, que se passe-t-il le long du tracé de l’ancienne faille, devenue cicatrice de plusieurs milliers de kilomètres de long ?
Rares sont ceux qui aujourd’hui à Berlin se rappellent le tracé exact de cette ligne qui, pendant quarante ans, a coupé la ville en deux. Une sorte d’amnésie collective a effacé le mur des mémoires. Pourtant, ce n’est véritablement qu’à Berlin que le mur a disparu. Ailleurs, une frontière sociale a remplacé durablement la frontière politique des barbelés et des no man’s land. L’ombre du rideau plane, séparant l’Europe cossue de l’Europe « démunie ».
A Berlin, la Friedrichstrasse, la rue qui symbolisait la séparation Est-Ouest, a noyé son histoire dans un immense programme de reconstruction. Investisseurs, banquiers, bijoutiers et groupes hôteliers ont érigé des vitrines éclatantes éclipsant toute trace du passage du socialisme. Le luxe s’est emparé de ces 3 km de rue en en balayant la mémoire. Le célèbre Checkpoint Charlie s’est transformé en centre d’affaires américain et le palais des Glaces abrite aujourd’hui le temple français de la consommation, les Galeries Lafayette. L’homogénéisation du paysage urbain est réussie et la course à l’image des deux anciens blocs, palpable. La Friedrichstrasse et ses vitrines neuves s’opposent aux Champs Elysées de Berlin Ouest (le Kurf Rstendamm), tandis que les Galeries Lafayettes rivalisent avec le KaDeWe (littéralement en français : « Grand magasin de l’Ouest »), le plus vaste centre commercial européen. Mais lorsque tout semble avoir été effacé, les consciences se réveillent, et après s’être demandé « que reste-t-il de notre passé ? », les mémoriaux s’attellent à le reconstituer.
Dès 1994, un concours fut mené pour l’aménagement d’un mémorial englobant le centre de documentation du mur et la chapelle de la réconciliation, afin de commémorer la division de la ville. Le mémorial du mur se trouve à Bernauer Straße, à l’endroit où furent immortalisées les célèbres images de la tragédie qui poussa certains riverains à sauter par les fenêtres des étages supérieurs tandis que les portes et les fenêtres des rez-de-chaussée étaient en train d’être murées. Ce sont les architectes Kohlhoff & Kohlhoff qui ont remporté l’interprétation artistique de la soixantaine de mètres de No Man’s Land. Le périmètre est délimité par deux parois en acier hautes de 6 mètres dont la rouille extérieure rappelle la terminologie du « rideau de fer ». A l’intérieur, l’acier inoxydable poli reflète le mur qui se projette à l’infini. A son inauguration, la polémique a fait rage. Le Mur originel, picoré par les « chasseurs de souvenirs », avait été recouvert de béton frais, lui donnant un curieux aspect factice.
Avec le temps, il devint de plus en plus clair que la destruction quasi-totale de l’infrastructure frontalière rendait difficile la transmission concrète de l’histoire de la ville. En 2006, le lancement d’un concept global de commémoration du Mur de Berlin fut défini par le Sénat. Un parc du souvenir fut dessiné à l’emplacement de l’ancienne zone frontalière au sud de la Bernauer Strasse par les cabinets d’architectes Sinai et ON. Les vestiges du Mur de Berlin y sont conservés et les évènements tragiques de la Bernauer Strasse mis en valeur.
Pourtant, malgré ces quelques vestiges épars transformés en mémoriaux, le mur n’est plus guère visible dans la ville, bien que son tracé soit balisé sur une longueur de 20 kilomètres par une ligne rouge ou une double rangée de pavés. Ces traces institutionnalisées, ces reconstitutions artificielles, ces mises en scène esthétisées… n’acquièrent pas l’adhésion populaire. Alors que certains essayent d’oublier, d’autres érigent des décors factices. Le mur est encore trop présent dans les esprits pour que la matérialisation de cette douloureuse cicatrice ne soit acceptée. Seule la Mühlenstrasse, le long duquel le « véritable » mur a été conservé sur 1300 mètres, semble jouer le rôle de repère. Transformée en 1990 en galerie de peinture à ciel ouvert, elle conserve sur ses parois les couches de peinture accumulées au cours des années. Ces dessins recouverts par le passage successif des différents graffeurs de l’Ouest constituent le palimpseste de l’histoire de Berlin. Tel un livre dont on ne parviendrait pas à déchiffrer les caractères, le mur est à cet endroit le symbole de la réalité d’une histoire devenue étrangère.
Sur l’un de ses pans est écrit : « Le pire de tous les murs est celui que nous ne voyons pas, car nous l’avons nous-même érigé ! »
Des traces et des stigmates
A Beyrouth, le débat autour d’un mur invisible fait rage. La rue de Damas est le symbole des luttes intestines qui ont déchiré la ville jusque dans les années 90. D’un côté de cette ligne de démarcation servant de niche aux snipers, Beyrouth Est était chrétienne, de l’autre, Beyrouth Ouest était musulmane. L’artère sera renommée par la suite « la ligne verte » en allusion à la végétation spontanée qui reprendra progressivement ses droits en son sein abandonné. Depuis 2008, le projet « Liaison douce », lancé par la municipalité de Beyrouth propose le réaménagement de la rue de Damas comme dernière chance d’offrir aux Beyrouthins un espace de mémoire dans une ville où le patrimoine est détruit sans vergogne au profit du développement immobilier. C’est le cabinet Urbi qui remporte l’appel d’offre avec une proposition de « coulée verte » qui ne manque pas d’être pointée du doigt.
Considérée par l’urbaniste libanais Fadi Shayya comme une « commodité » dont la « signification hégémonique » serait « vidée de toute référence au conflit », la « liaison douce » apparait comme une manœuvre des pouvoirs publics destinée à masquer leur incapacité à gérer la situation conflictuelle qui prévaut depuis l’après-guerre. Pour qu’un espace public puisse exister en tant qu’espace collectif, le pays doit panser ses plaies et lisser l’espace géopolitiquement divisé et la géographie confessionnelle qui l’écartèle toujours.
Ainsi la question se pose : Faut-il rendre visible la douloureuse mémoire? Faut-il conserver, faut-il raser, faut-il reconstruire à l’identique ou faut-il suggérer? Ce sera tout l’objet d’un prochain article, l’Architecture de crise #5: La formalisation de la mémoire.