L’Agro-Cité Gagarine-Trouillot d’Ivry-Sur-Seine : quand le renouvellement passe par le développement durable
Avec la création de 1400 logements sur l’ancienne Cité Gagarine, la ville d’Ivry-Sur-Seine entame une transformation inédite de son territoire. En misant sur l’économie circulaire, la municipalité propose de faire du réaménagement de ce quartier un exemple d’innovation en termes de réemploi et de revalorisation des matériaux à grande échelle. Avec au cœur du projet l’agriculture urbaine, comment la ville peut réussir à redynamiser le territoire ? Quelles sont les enjeux sociaux et culturels d’un tel projet urbain ?
D’ici 2028, c’est donc un nouveau projet d’urbanisme agricole qui façonnera la ville d’Ivry-Sur-Seine. Le futur quartier mixte s’inscrit dans un contexte de renouvellement urbain et concentrera environ 93 000 m² de logements, 60 000 m² de bureaux, 2 000 m² de commerces, ainsi que divers équipements et espaces publics. Le projet comporte plusieurs phases dont la déconstruction de l’immeuble Gagarine, la réhabilitation des immeubles Truillot et de la copropriété Raspail et la réalisation de la ZAC, de ses équipements publics et des surfaces dédiées au secteur tertiaire et aux activités. Porté par l’Établissement public d’aménagement Orly Rungis – Seine Amont, la ville d’Ivry-Sur-Seine et l’Office Public de l’Habitat d’Ivry, l’Agrocité devrait à terme structurer la configuration et le paysage ivryens.
Valoriser le passé pour construire le futur
Avant de devenir l’Agrocité Gagarine Truillot, l’ancienne cité ouvrière est avant tout un lieu chargé d’histoire. Symbole du passé ouvrier d’Ivry-Sur-Seine et emblématique cité de la banlieue Sud de Paris, la résidence aux briques rouges fut construite par les frères Henri et Robert Chevallier et inaugurée par le cosmonaute russe Youri Gagarine, premier homme à voyager dans l’espace, en juin 1963. Avec son gabarit proche de celui de la cité Maurice Thorez et ses 380 logements sur 13 étages, la cité Gagarine a longtemps représenté un emblème de la banlieue rouge et la vitrine internationale du Parti Communiste Français, selon le chercheur Emmanuel Bellanger. Elle a également été le modèle de l’urbanisme social porté par le maire Georges Marrane et le député Maurice Thorez.
La cité Gagarine incarnait pour l’époque la modernité, pour une classe populaire qui n’avait pas encore eu l’opportunité d’habiter dans des logements disposant de généreuses surfaces et d’un tel confort. Malgré cela, peu après son inauguration, dans les années 1970, le quartier fait face à de récurrents problèmes de délinquance. Après une profonde perte d’attractivité et un turn-over des habitants de plus en plus fréquent, le quartier s’est progressivement vidé à partir de 2014, pour être complètement inhabité aujourd’hui. Les anciens habitants ont bénéficié d’un processus d’accompagnement et de relogement lancé par l’OPH et la ville visant à faciliter la mutation du quartier.
La cité Gagarine, en plus d’être le symbole d’une époque, devient aujourd’hui une source d’inspiration pour de nombreux artistes. En effet l’art et la culture n’étaient pas particulièrement présents pendant les 50 années de vie du quartier. En revanche, le passé de la cité inspire aujourd’hui des chanteurs, cinéastes, photographes et plasticiens et participe à façonner la renommée du site, voire de son futur.
Deux jeunes réalisateurs, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh ont investi la résidence, déjà en démolition, durant l’été 2019, pour tourner les scènes de leur premier long-métrage “Gagarine”. Notamment soutenu par la région Ile-de-France, ce film retrace la mémoire de la cité ouvrière, celle du cosmonaute Youri Gagarine et celle des habitants. Entre fiction et réalité, les réalisateurs ont imaginé le personnage de Youri, un adolescent de 17 ans rêvant de conquête spatiale et faisant face à la menace de destruction de son bâtiment, tout en invitant les réels anciens habitants à investir les lieux en tant que figurants. Un engagement artistique qui permet de mettre en image l’attachement des habitants pour leur quartier et l’évolution de ce dernier.
La cité Gagarine a également été le lieu de vie d’artistes réputés dans la scène rap actuelle. Les duos PNL et DTF se sont largement inspirés de la vie de la cité pour écrire certains de leurs textes et ont tenu à partager leurs souvenirs au sein du bâtiment en y tournant les clips “deux frères” et “dans la ville”. À l’occasion de la sortie de leur nouvel album, les deux membres du groupe PNL ont profité des derniers moments avant la démolition du bâtiment pour afficher un poster géant de leur pochette d’album sur les murs de la cité, une manière de rendre un dernier hommage à l’ancienne Gagarine.
Un projet éco-responsable de la démolition à la reconstruction
L’art a ainsi accompagné la vie de la cité jusqu’à sa démolition. La transition de l’ancienne Gagarine à la nouvelle Agrocité a été réalisée dans une démarche artistique et culturelle, impulsée par la ville d’Ivry-Sur-Seine, l’EPA Orsa, l’association Double Face et un collectif de 150 ivryens engagés et composé d’habitants, d’artistes, d’associations, d’écoliers et d’acteurs municipaux. Ils ont ensemble investi les lieux et créé un parcours artistique intitulé “Le voyage de gagarine” associant fresques, collages, peintures et photographies à l’intérieur des appartements laissés à l’abandon. Un moyen de réactiver la mémoire du lieu tout en accompagnant sa mutation.
Cette étape de démolition, en plus de réunir artistes, professionnels et amateurs ivryens au cœur de la cité une dernière fois, est une phase longue et très importante pour la suite du projet de renouvellement urbain. Le chantier s’étale en effet sur 16 mois, pour permettre de récupérer minutieusement tous les matériaux qui peuvent être réemployés. Il représente l’un des grands enjeux du projet : intégrer pleinement l’économie circulaire tout au long du processus.
C’est l’une des ambitions portées par l’aménageur à l’initiative de la nouvelle ZAC, l’EPA Orsa : inscrire le projet dans une démarche de ville durable en développant l’économie circulaire, le réemploi et les nouveaux systèmes constructifs.
Pour ce faire, un travail a été réalisé en amont, celui du diagnostic ressource, permettant d’établir une liste exhaustive des matériaux pouvant être réutilisés dans un nouveau projet urbain. Un travail essentiel et stratégique permettant d’identifier les ressources exploitables et limiter les déchets engendrés par le chantier. À l’issue de ce diagnostic, de nombreux matériaux ont été sélectionnés pour être réemployés (revalorisation de près de 12 000 m3 issus des matériaux de démolition) ainsi que des objets de second œuvre (2 242 portes, 12 blocs de boîtes aux lettres, 1 525 radiateurs et 300 dallettes béton). Dans la région Ile-de-France, c’est la première fois qu’un tel chantier est programmé.
La deuxième ambition annoncée par les porteurs du projet, dans cette même logique de ville durable, est de développer un quartier d’urbanisme agricole. En toiture ou au centre des îlots, l’agriculture urbaine représente ainsi l’un des fondamentaux du projet. Basé sur le concept de la ville comestible, le quartier prévoit l’implantation de nombreux espaces verts accessibles à tous, ainsi que des cultures sur les toitures, en cœur d’îlots et sous-serres. Près de deux hectares seront ainsi réservés à l’agriculture urbaine professionnalisée. L’idée est de réunir les habitants, commerçants et usagers autour de cette nouvelle ville nourricière et d’encourager les comportements et les pratiques éco-responsables au sein de l’Agrocité.
L’agriculture urbaine : un levier d’action pour impulser une vie de quartier ?
L’urbanisme agricole n’a de ce fait pas pour seul objectif de développer un quartier durable, mais aussi un quartier humain, vivant, au sein duquel les interactions sociales et le partage sont favorisés par les aménagements et équipements du lieu, notamment d’agriculture urbaine. Le projet vise à maximiser les espaces de pleine terre pour optimiser le développement de la végétation et favoriser la rétention des eaux pluviales et à développer des cultures au sol comme en hauteur pour multiplier sa présence.
Cette configuration est pensée dans l’objectif de développer des espaces ouverts, aérés, d’encourager la rencontre et la convivialité au centre du projet. La diversité de la végétation permet la création d’espaces de respiration qui invitent les usagers à la promenade, à la découverte de leur quartier et de ceux qui l’habitent et qui l’animent. Cela est également encouragé par l’implantation de généreux espaces publics (39% du projet sont composés d’espaces publics) et de vastes continuités visuelles et paysagères.
L’idée est autant d’ouvrir le quartier sur ce qui l’entoure que de créer des connexions entre l’existant et le devenir du site, mais aussi entre le public et le privé. Comme l’explique l’agence Archikubik, architecte-urbaniste de la ZAC : “grâce aux percées visuelles offertes par l’urbanisme pointilliste, le paysage public sera enrichi par celui privé des cœurs d’îlots, créant continuités et dialogues”.
En complément du travail effectué concernant le réseau viaire et les liaisons douces, de nombreuses connexions sont ainsi développées pour créer du lien avec les quartiers existants et entre les futurs habitants et usagers de la ZAC. Les porteurs de projet évoquent même le symbole d’un quartier “pacifié” par les aménagements réalisés.
L’Agro-Cité Gagarine-Trouillot d’Ivry-Sur-Seine, un cas d’école pour recréer le vivre-ensemble ?
Le terme choisi est intéressant : il s’agit d’associer le thème de la paix au projet urbain, soit d’élaborer un nouveau quartier qui puisse intégrer toutes classes sociales, cultures ou religions dans un lieu de vie commun et en harmonie. C’est un sujet fondamental dans le processus de la fabrique urbaine. En effet, les décideurs et constructeurs élaborent ensemble le projet urbain, mais ce sont bien les habitants, commerçants, associations et usagers qui façonnent la vie et l’animation du quartier.
L’Agrocité entreprend ce travail, par une offre diversifiée de logements comprenant 30 % de logements locatifs sociaux, par la conception d’espaces publics généreux et partagés, par une démarche éco-responsable qui invite les habitants à bénéficier des avantages de l’agriculture urbaine et de l’économie circulaire. Ces actions peuvent en effet être sources de cohésion et de mixité sociales, dans le sens où elles légitiment la présence de chaque citoyen au sein du quartier.
Cependant, bien que les intentions initiales soient bien d’impulser une vie de quartier par divers aménagements et équipements, la réalité est parfois différente. En effet dans certains projets, malgré la présence de vastes espaces publics, de logements mixtes, de qualité paysagère et architecturale, de jardins ou potagers partagés, certains habitants ou usagers n’investissent pas les lieux, ne se sentant pas légitimes ou confortables à le faire.
Comment remédier à cela ? En intégrant pleinement les acteurs locaux, les habitants, associations, commerçants déjà impliqués dans la vie de leur quartier. Ce sont eux qui demain, pourront l’animer et le faire vivre chaque jour et c’est avec eux que les acteurs de la fabrique urbaine doivent construire un projet urbain. L’Agrocité Gagarine Truillot pourrait de ce fait se transformer en un projet urbain réussi et favorisant la cohésion sociale s’il continue d’effectuer ce travail de co-conception avec les ivryens, comme cela a été le cas pour le parcours artistique de l’été 2019, mais cette fois-ci avec l’agriculture urbaine…