La ZAT de Montpellier, une nouvelle alliance entre art et ville

24 Fév 2025

Depuis 2010, chaque année, la ville de Montpellier se dote d’une ZAT, Zone Artistique Temporaire, une manifestation artistique culturelle de grande ampleur mêlant arts vivants, arts visuels et projets participatifs.

Avec l’ambition de transformer l’espace public en espace commun, la ZAT explore une zone de la ville par an et vient la révéler à travers ses singularités, avec une approche décalée, inscrivant ainsi la pratique artistique au cœur de la Cité.

Rencontre avec Pascal Le Brun-Cordier, fondateur de cette manifestation et directeur artistique de 10 éditions sur les 15 déjà organisées, également universitaire et co-auteur d’un essai sur La Ville relationnelle (Apogée, 2024).

Pouvez-vous vous présenter, votre parcours et votre implication dans la création des ZAT ?

Je me présente volontiers comme « chercheur d’hors », un jeu de mot que j’emprunte au philosophe de la ville Thierry Paquot. Il me permet de dire ma vive curiosité pour tout ce qui peut se jouer « hors les murs » d’une manière générale, et en particulier dans le domaine artistique, et de raconter mon travail réflexif et créatif relatif à l’espace public. Mon parcours m’a conduit, après des études de sciences politiques à Bordeaux puis de philosophie et d’esthétique à la Sorbonne, à découvrir la création artistique en espace public, dans le champ du spectacle vivant et des arts visuels. Je suis depuis fasciné par ces formes artistiques se déployant en dehors des lieux qui leur sont dédiés, dans le paysage, dans les rues, là où souvent personne ne les attend.

Hors les murs, la création artistique entre souvent en dialogue direct avec le monde et bien sûr avec les personnes qui s’y trouvent. Ces liens aux lieux et aux gens (qui ne sont pas nécessairement ou spontanément « publics ») génèrent des effets poétiques et parfois politiques passionnants. En transformant l’espace public, de manière discrète ou spectaculaire, pérenne ou éphémère, en le singularisant, en lui donnant plus de saveurs ou d’étrangeté, ces créations contribuent souvent aussi à modifier nos manières de voir, de ressentir, parfois aussi de penser, d’être ensemble. En ce sens, l’art en espace public, sous toutes ses formes, peut contribuer à la fabrique de l’urbanité, c’est-à-dire à la fois à nos manières de faire société, et à la configuration de nos espaces publics.

Toutes ces idées sont au cœur des ZAT, que j’ai créées à Montpellier en 2010, avec l’adjoint à la culture de l’époque, Michaël Delafosse (devenu depuis maire de la Ville). Il souhaitait que soit organisée une nouvelle manifestation dans l’espace public, pour prendre la suite d’un festival organisé uniquement avec des artistes du territoire. La collectivité avait quelques idées, j’en ai ajouté d’autres, et j’ai proposé de baptiser le projet ZAT – Zone Artistique Temporaire, et d’en faire un rendez-vous artistique et culturel nomade, organisé dans l’espace public, mêlant arts vivants, arts visuels, performances et projets participatifs, visant à raconter la ville via la création artistique, à la révéler mais aussi à la décaler.

Pendant deux ou trois jours, parfois une journée ou une nuit, dans une zone relativement restreinte de la ville (environ 500 à 800 m de rayon), différente à chaque édition, dans les périphéries ou près du centre, la ZAT propose une centaine de rendez-vous artistiques et culturels. Dans les 10 éditions que j’ai eu le bonheur de diriger (huit entre 2010 et 2014, au rythme de deux par ans, puis deux en 2022 et 2023), j’ai à chaque fois défini un thème, à l’issue d’un long travail d’enquête sensible, parfois accompagné d’artistes, à la rencontre des habitants, des associations, mais aussi en dérivant dans les rues comme le faisaient les situationnistes, en me laissant guider par le hasard des découvertes.

Repite Conmigo, Cie Delrevés, 1, ZAT#6 à la Mosson © Cécile Mella

Repite Conmigo, Cie Delrevés, 1, ZAT#6 à la Mosson © Cécile Mella

Le jour J, les habitants du quartier, et plus largement les montpelliérains, et aussi des personnes venues de plus loin (notamment des professionnel·les du spectacle vivant ou de l’urbanisme culturel : plus de 200 lors de la dernière édition en décembre 2023, venus de toute la France, de Belgique et de Suisse), découvrent des installations, des performances, des projets participatifs, des spectacles imaginés par des chorégraphes, des dramaturges, des circassiens, des musiciens… Cette effervescence poétique, où une multitude de propositions artistiques surgissent et se répondent dans la bulle de la ZAT, provoque une intensification de notre rapport au monde, augmente notre porosité à l’étrange, nous prédispose aussi à l’échange, à la rencontre. Il faut toujours être légèrement improbable disait Oscar Wilde, et c’est ce que nous avons tenté de faire au fil des ans, avec des propositions artistiques souvent très étonnantes, pouvant a priori être saisies par un très large public, habitué ou non à fréquenter les salles de spectacles ou les lieux d’exposition.”

Vous avez participé en tant que directeur artistique aux 8 premières éditions de la ZAT et avez donc suivi les débuts de cette manifestation unique en Europe. Pouvez-vous nous parler des raisons et ambitions qui l’ont initiée ?

Vous avez raison de souligner que cette manifestation est unique. Déjà parce qu’il ne s’agit pas exactement d’un festival, organisé au même endroit et à la même époque chaque année, avec un format relativement stable, quand la ZAT change de lieu mais aussi de durée, de couleur et de saveur à chaque édition. Ensuite parce qu’il n’existe pas à ma connaissance de manifestation mixant arts vivants (théâtre de rue, musique, danse, cirque…), arts visuels, performances et projets participatifs. Enfin, parce que rares sont les manifestations aussi « contextuelles », aussi intimement liées à leur environnement humain et urbain.

En impulsant ce projet avec la Ville de Montpellier, mon idée était de créer un rendez-vous artistique et culturel populaire, c’est-à-dire pouvant intéresser tout le monde, en particulier des personnes des classes populaires dont les enquêtes sur les pratiques culturelles des français nous disent depuis cinquante ans qu’elles ne fréquentent pas ou très peu les institutions culturelles subventionnées, en dépit de tarifs souvent accessibles et d’une offre abondante. Nous y sommes arrivés en grande partie, tout en ayant une programmation ambitieuse, constituée de spectacles, d’installations ou de performances ayant une force poétique indéniable, très souvent en résonance avec le contexte où nous étions, et régulièrement participatifs. L’engagement continu de la ville de Montpellier en faveur de ce projet, des élus comme du service culturel et de l’ensemble des équipes de la collectivité, est à souligner.

Un autre enjeu du projet était de favoriser des récits alternatifs sur la ville. Je suis parti du constat qu’à Montpellier, comme dans toutes les villes, les récits dominants sont ceux des élus, du marketing territorial et de la presse, et qu’il est capital que d’autres formes de récits puissent aussi se déployer dans l’espace public, d’autres manières de raconter la ville, d’autres imaginaires, portés par des voix, des corps, des énergies les plus diverses possibles. Cette pluralité narrative est vraiment souhaitable, et ce à grande échelle.

En développant une programmation contextuelle (environ 300 projets pour les 10 ZAT que j’ai dirigées, plus une centaine de petits films « points de vue, points de vie » réalisés avec des habitants, des urbanistes, des philosophes…), nous avons tenté de faire éclore d’autres récits, souvent étonnants, parfois dissonants — par exemple dans une édition consacrée au « monstre du Loch Lez » (le Lez est le fleuve qui traverse Montpellier), où nous avons cherché à explorer avec humour l’inconscient de la ville, en faisant remonter à la surface des imaginaires sombres, un peu inquiétants, ou via plusieurs invitations faites à l’Agence nationale de psychanalyse urbaine, ou encore via des commandes artistiques visant à décaler le regard que l’on porte habituellement sur le patrimoine (ainsi la dramaturge Marion Aubert a-t-elle imaginé ce que pouvaient se dire les Trois grâces, statue iconique de la ville installée place de la Comédie). Cette pluralité concerne aussi les enfants : en 2022, nous avons initié la mini ZAT, un espace proposant notamment une grande architecture en bambou évolutive, pouvant être escaladée et transformée avec les enfants et leurs parents, ainsi que plusieurs spectacles et installations. Il s’agit là de modifier un peu le « partage du sensible », c’est-à-dire la manière dont la ville est agencée, matériellement et symboliquement, c’est-à-dire politiquement, mais toujours de manière oblique et engageante.”

Morphosis, cie MOSO - miniZAT 11_11_2022 ZAT Antigone  ©  Cécile Mella

Morphosis, cie MOSO – miniZAT 11_11_2022 ZAT Antigone © Cécile Mella

Quel écosystème d’acteurs et d’actrices est mobilisé lors des ZAT ? Quelle place ont les habitants et usagers de la ville ? Et quel impact cela peut-il créer sur leur cadre de vie ?

Les ZAT s’inventent avec de très nombreux partenaires : des associations, des artistes du territoire et d’ailleurs, les différents services de la ville qui sont parfois très impliqués, comme dans la dernière édition, fin 2023, réalisée en liens étroits avec la TAM qui gère le réseaux des tramways et des bus de la métropole. Quand on mène des projets dans l’espace public, ces multiples collaborations sont toujours nécessaires, et souvent passionnantes.

Dans toutes les éditions, nous avons toujours eu un ou plusieurs projets participatifs, réalisés avec des amateurs pratiquant la danse ou le chant par exemple. Lors de la 15e ZAT, plus de 600 jeunes ont ainsi été associés à un très beau projet de la compagnie Les Souffleurs commandos poétiques. Dans l’édition précédente, 70 personnes ont répondu à notre appel à danser avec le chorégraphe Olivier Dubois et ses équipes.

Ces aventures partagées ont des effets multiples, dont trois me semblent fondamentaux. Elles permettent tout d’abord de montrer que la ville est une « œuvre commune » (comme le disait le penseur du fameux « Droit à la Ville », Henri Lefevre), à laquelle nous avons toutes et tous le droit de participer, qui que nous soyons, quel que soit notre âge. Elles permettent ensuite de favoriser l’exercice de nos droits culturels, qui font partie des droits humains fondamentaux, ici en participant de manière effective et contributive à la vie culturelle. Enfin, elles peuvent augmenter nos capacités à agir, et à nous exprimer, et donc vivifier la vie démocratique.”

L’un des sujets prégnants des ZAT semble être la création de (lieux) communs. Comment expliquez-vous le fait que l’art et la culture permettent d’engendrer cette vision collective de la ville ?

Oui, l’ambition de la ZAT est aussi de transformer l’espace public en espace commun, de donner de la densité et de l’intensité à des lieux en les chargeant d’énergie poétique. Tout un pan de la création artistique en espace public s’attache depuis longtemps à métamorphoser de grands espaces, en prenant par exemple comme terrain de jeux la verticalité ou les perspectives lointaines. Dans la dernière édition, nous avons ainsi présenté l’installation « atmosféérique » de l’artiste suisse Dan Acher, Borealis, une vaste aurore boréale au cœur de la ville, soutenue par des nappes de sons : cette image saisissante se déploie pendant plusieurs heures sur une grande place, provoquant à la fois un changement dans le rythme de la ville et un choc poétique et émotionnel qui touche pratiquement tout le monde par sa douceur et son étrangeté.

Dans de précédentes éditions, nous avons invité des artistes scénographes et pyrotechniciens comme la Machine et la cie Carabosse qui dessinent d’immenses paysages avec des milliers de flammes et de machines de feu fascinantes. Cette présence de la force archaïque du feu au centre de nos villes, au plus près de nos corps, est à la fois simple et bouleversante, tout en renouvelant profondément le paysage urbain. Dans d’autres ZAT, nous avons invité des artistes qui pratiquent la danse verticale, à plusieurs dizaines de mètres du sol, dans le ciel, générant là aussi des images puissantes, qui montrent que le vide n’est pas un néant mais un potentiel. Et puis, il y a aussi des temps festifs, des bals décalés ou des fêtes théâtralisées par des artistes : ces moments « enjoyants » sont précieux.

ZAT#6 à la Mosson, Repite Conmigo, Cie Delrevés, 2, ZAT#6 © Cécile Mella

ZAT#6 à la Mosson, Repite Conmigo, Cie Delrevés, 2, ZAT#6 © Cécile Mella

Dans ces différentes situations, des centaines voire des milliers de personnes sont en co-présence dans un même endroit, et partagent une même expérience sensible. Bien sûr et bien heureusement, toutes et tous ne la vivent pas de la même manière, mais il s’agit quand même d’un moment partagé, autour d’une proposition artistique, souvent très singulière, ce qui arrive finalement rarement dans nos villes (où la plupart des images et des récits qui nous sont proposées relèvent d’autres régimes expressifs). Mais ces propositions ne constituent pas la totalité de la manifestation : la ZAT a toujours aussi proposé des spectacles ou des performances qui visent à questionner ou à provoquer la réflexion.”

Ce type d’actions résonne particulièrement avec un sujet émergent dans la fabrique urbaine : l’urbanisme culturel. De quelle manière cette nouvelle dynamique peut-elle contribuer à la transformation de nos territoires ?

Vous avez raison. Je fais d’ailleurs partie des acteurs de ce mouvement en cours de développement depuis plusieurs années, qui propose d’autres manières de transformer nos territoires, urbains ou ruraux, en vue de leur meilleure habitabilité, via des interventions artistiques et culturelles situées et des démarches favorisant l’encapacitation des citoyens. De plus en plus de collectivités territoriales, d’aménageurs, de promoteurs ou de foncières s’intéressent à ces approches qui permettent par exemple d’enrichir les diagnostics territoriaux réalisés assez classiquement grâce à des outils comme la cartographie sensible, la psychanalyse urbaine, un travail sur nos attachements… L’urbanisme culturel propose ainsi de faire un pas de côté dans la manière de voir et comprendre les enjeux urbains, sociaux, écologiques, et de contribuer à faire advenir des villes plus relationnelles (cf. à ce propos l’ouvrage que je viens de publier avec Sonia Lavadinho et Yves Winkin, La Ville relationnelle, aux éditions Apogée).

Le détour par les imaginaires, la création de nouvelles instances d’observations et de discussions, de rituels, de nouvelles manières de faire ensemble, permet d’aborder des sujets assez complexes (liés notamment aux transitions en cours), d’une façon plus inclusive et je le crois souvent assez fine et profonde. Pendant deux ans, avec la Maison de l’Architecture Occitanie Méditerranée et le soutien de Montpellier 2028, nous avons organisé un cycle itinérant de conférences qui a réuni plus de 1 000 personnes autour de ces enjeux, notamment des jeunes, des étudiants, convaincus que les approches très verticales, technocratiques et techniques ont leur limite. Si certains aménageurs ou certaines collectivités fonctionnent encore ainsi, on observe que petit à petit, les manières de faire la ville évoluent.

Ce qui me semble capital, c’est que les artistes, les acteurs culturels et les habitants soient impliqués très en amont des projets urbains, et d’une manière qui ne soit pas cosmétique. Pendant longtemps, l’art dans la ville, c’était la cerise sur le gâteau, des objets que l’on venait poser sur la ville déjà transformée, pour simplement l’embellir – ce qui est souvent déjà très bien. Avec l’urbanisme culturel, nous proposons de mettre la cerise dans le gâteau, d’inventer un clafoutis urbain qui intègre en profondeur ces démarches, ces approches sensibles, qui déploient autrement la force singulière de la création artistique et envisagent la richesse de la dimension culturelle comme un levier nécessaire pour la transformation de nos territoires.

Pascal Le Brun-Cordier et Michaël Delafosse, Inauguration de la ZAT Antigone 2022 © Cécile Mella

Pascal Le Brun-Cordier et Michaël Delafosse, Inauguration de la ZAT Antigone 2022 © Cécile Mella

A ce propos, j’organise cette année avec mes étudiants du Master Projets culturels dans l’espace public (Ecole des arts de la Sorbonne – Paris 1), une fois par mois à Paris, un grand cycle de rencontres et d’expériences sur ces sujets, en partenariat avec le Mouvement de l’urbanisme culturel que nous avons co-fondé en décembre dernier (cycle OPOPOF – On Pratique, On Parle, On Fête, informations sur le site du Master http://masterpcep.over-blog.com et sur les réseaux sociaux).

Pour terminer, pouvez-vous nous partager une édition de ZAT qui vous a particulièrement marqué ?

Peut-être celle que nous avons organisée en 2013 dans le quartier populaire de la Mosson, en lien avec de nombreuses associations, à la fois au cœur du grand mail, au pied de la tour d’Assas, emblème de cet urbanisme fonctionnaliste dont plus personne ne veut, et au bord de la rivière qui traverse le quartier. Nous avions notamment associé des footballeurs amateurs à un grand projet avec le photographe chinois Li Wei, mené des ateliers autour du parkour, invité la compagnie anglaise de jonglage Gandini Juggling, la compagnie Beau geste et son duo d’amour entre un homme et une pelleteuse, joué déjà près de 1000 fois dans le monde entier. Le brassage des générations et des populations venues du centre ville comme du quartier, associé à des projets participatifs et des spectacles d’une grande puissance poétique, avait provoqué une vive émotion, et contribué à modifier l’image que beaucoup se faisaient de ce quartier. Comme je l’avais suggéré, la prochaine édition de la ZAT aura à nouveau lieu là-bas, alors qu’un vaste programme de rénovation urbaine est en cours. Mais sans moi, puisque j’ai décidé de passer la main pour me consacrer à de nouveaux projets.”

LDV Studio Urbain
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