La voiture doit-elle devenir un lieu d’échange ?
Symbole d’individualisme, quelle place la voiture occupe-t-elle aujourd’hui dans nos échanges, dans nos relations sociales ? Avec les développements récents du covoiturage et l’urgence écologique, doit-elle devenir vectrice de sociabilité et se transformer en lieu d’échange ?
Aujourd’hui, la voiture est omniprésente dans nos sociétés. Présente dans les quatre coins du globe, elle représente le premier moyen de transport utilisé dans le monde. Mais retournons quelques années en arrière, là où le concept de l’automobile a vu le jour pour la première fois. En 1883, l’ingénieur textile Edouard Delamare-Deboutteville propose un prototype de véhicule à essence. Alors encore considérée comme un “gadget” destiné aux catégories aisées, la voiture va progressivement se démocratiser.
Au début des années 1900, Henry Ford invente son modèle T, qu’il fera construire en milliers d’exemplaires. Grâce à lui, le transport rapide et individuel pour tous voit donc le jour, il n’est plus destiné uniquement à une certaine élite. C’est un tournant majeur dans l’histoire des mobilités. Les distances sont alors repensées, la structure de la ville évolue et les temporalités sont remises en question.
L’automobile a donc révolutionné le transport, mais a également entraîné de profonds changements sociaux et urbains, notamment dans le rapport des individus à l’espace. Elle a également favorisé le développement des échanges économiques et culturels et a conduit à un développement massif d’infrastructures qui ont façonné les villes que nous connaissons aujourd’hui. Mais outre l’apport technique et économique que la voiture nous a fourni et continue de nous fournir aujourd’hui, elle a aussi, quoi qu’on en dise, été vectrice de liens sociaux et d’échanges, qui ont par ailleurs évolué au fil des années.
La voiture, qui fut notamment conçue pour “échapper” aux transports collectifs comme le train, le bus ou encore le tramway, était hier, synonyme de liberté individuelle, permettant de se déplacer quand on le souhaitait et où l’on voulait. A l’époque, on parlait alors de symbole d’émancipation personnelle…
Mais aujourd’hui, son usage et sa signification sont questionnés : Peut-on réellement affirmer que la voiture est encore un lieu d’échange et de relations sociales ? Rime-t-elle encore avec liberté ?
De la fascination au désamour
Le statut de la voiture a beaucoup évolué depuis sa création au XVIIème siècle. Il y a cependant une symbolique constante : celle de la réussite sociale. En effet, posséder une voiture est devenu presque banal pour une grande majorité d’individus, mais cette démocratisation a en parallèle, fait naître les marques automobiles “haut de gamme”. D’ailleurs, il y a encore peu, la voiture était symbole de réussite sociale à travers les nombreuses marques et leurs modèles automobiles de luxe. “Avoir une belle voiture” affiche culturellement une vie réussie, à tel point qu’en posséder une deviendrait même la priorité absolue pour certains, dans le but de prouver sa réussite sociale et de l’afficher aux yeux de tous.
En un siècle, notre monde est donc devenu automobile, et les chiffres parlent d’eux-mêmes. On comptait 32 millions de voitures en France en 2017, pour 1,3 milliard à l’échelle de la planète. À travers son ouvrage Sociologie de l’automobile, l’auteur Yoann Demoli explique les enjeux sociaux qui ont et qui continuent aujourd’hui de graviter autour de la voiture. Selon lui, les écarts et inégalités dans le monde se sont notamment accrus par le biais de l’automobile ; il considère la voiture comme “la structure sociale la plus puissante”.
Cependant, avec le temps, la vision de la voiture comme reflet de la réussite touche à sa fin. Aujourd’hui, les enjeux ont changé. Et la voiture semble ainsi avoir perdu son aura auprès des jeunes générations, et ce principalement en ville. C’est ce que révèle une étude de 2016 menée par le Forum Vies Mobiles. Auprès des jeunes citadins, la voiture serait même passée au rang de contrainte : coûteuse, difficile à garer, polluante… Ce qui fut autrefois un modèle de réussite et de succès, semble être de nos jours devenu un simple objet fonctionnel comme les autres. Cet objet qui aurait un temps d’afficher son statut, ses rêves, voire ses aspirations, vient aujourd’hui à l’encontre des enjeux de mobilité durable.
La voiture, peut-elle être un bien à partager ?
Aujourd’hui, le véhicule automobile est par ailleurs perçu comme une carapace métallique faisant parfois oublier certains principes, comme la courtoisie, l’amabilité, le respect… C’est ce qu’explique l’auteur Gilles Vervisch, interviewé par le journal La Croix, en dénonçant la voiture comme un objet qui rompt notre relation à l’autre :
Nous avons l’illusion de la liberté individualiste
La voiture est donc perçue comme une forme de repli sur soi, un espace clos dans lequel l’échange et le dialogue ne semblent plus nécessaires. C’est d’ailleurs le constat que l’on peut dresser lorsque l’on prend en exemple le travailleur de tous les jours. Utiliser sa voiture, c’est limiter ses liens sociaux, gagner du temps et surtout rester dans sa bulle de confort. En somme, l’individuel gagne sur le collectif.
Alors que l’automobile est devenue l’un des symboles de l’individualisme, certaines pratiques innovantes cherchent à redonner un sens aux trajets en voiture et à lui donner une valeur de lieu de partage et d’échanges, comme elle avait pu l’être autrefois.
Lorsque l’on évoque l’idée de redonner un sens à nos déplacements et à l’image que peut renvoyer la voiture, tant par l’aspect social, qu’économique, plusieurs enjeux ressortent. La prise de conscience écologique de ces vingt dernières années en est un majeur ! Les gestes éco-citoyens se multiplient et passent aussi par une nouvelle approche de l’utilisation de la voiture, en venant concilier développement des liens sociaux avec le respect d’autrui et une meilleure gestion de nos ressources dans une optique de préservation de l’environnement.
Partager sa voiture, le point de départ d’un nouveau lieu d’échange ?
De ce constat, sont alors nées de nombreuses initiatives, dont l’une des plus répandues et connues n’est autre que le covoiturage. Ce concept s’est très fortement développé ces dernières années et a rencontré un véritable succès. Outre certains facteurs économiques et financiers, le covoiturage a permis de remettre certaines pratiques liées à la voiture sur le devant de la scène. Avec cette nouvelle pratique, la voiture semble être redevenue un lieu d’échanges et de partage ; on communique avec des inconnus, on recrée du lien social le temps d’un trajet. Bref, le dialogue revient peu à peu au centre des parcours automobiles !
L’exemple le plus marquant est bien sûr le cas de la startup Blablacar qui a réussi à s’imposer comme la référence du covoiturage. Lancée en 2004 sous le nom de covoiturage.fr, cette plateforme de covoiturage permet de mettre en relation des conducteurs et des passagers souhaitant partager un trajet, et ainsi minimiser les frais associés au déplacement. En repensant les usages de la voiture dites “traditionnelle”, Blablacar a réussi à imposer le covoiturage comme une nouvelle mobilité qui n’a plus besoin de faire ses preuves aujourd’hui. Cet ambitieux projet dont le nom évoque d’ailleurs la conversation, a fortement participé à remettre le côté humain au centre des déplacements, ce que la voiture avait progressivement fait disparaître par le passé.
D’autres initiatives plus locales ont également vu le jour autour des mobilités et de l’automobile pour recentrer l’échange et le partage au cœur du déplacement en voiture. Cette démarche qui était à l’origine établie pour des raisons économiques s’est par ailleurs progressivement rapprochée d’une démarche écologique : on fait attention à nos déplacements et on en a pleinement conscience !
De nouvelles pratiques de mobilité émergent donc, et sont de plus en plus soutenues par les territoires et les municipalités, à l’image de l’association Ehop, qui depuis plus d’une dizaine d’années met en œuvre toute une action visant à développer la pratique du covoiturage du quotidien avec sa plateforme Ouestgo. En travaillant avec les collectivités et les entreprises de Bretagne et de Loire-Atlantique, cet acteur accompagne les changements de comportements en cassant les idées reçues et en aidant les covoitureurs à se mettre en relation. Aujourd’hui véritable plateforme de covoiturage du grand Ouest, le principe séduit par la pluralité de propositions : un covoiturage de proximité, mutualisé, solidaire, gratuit et en open source dans un soucis de répondre aux besoins des territoires urbains et ruraux. La présidente Albane Durand disait d’ailleurs lors d’une interview pour le journal 20 minutes, “tous nos usagers finissent par apprécier la compagnie d’une ou plusieurs personnes lors de leurs trajets quotidiens”.
L’auto-stop a lui aussi son mot à dire. Dans la région de Nantes, à Orvault, un nouveau concept de covoiturage gratuit a vu le jour : il s’agit d’un auto-stop citoyen qui permet de partager autrement les mobilités en ville. Le principe est plutôt simple. L’individu souhaitant utiliser ce système d’auto-stop citoyen doit attendre aux arrêts définis, et alerter le conducteur sur sa destination l’indiquant sur un panneau adapté. Cette installation va permettre aux habitants de se déplacer au sein de la commune gratuitement et ainsi, transformer la voiture individuelle en une nouvelle forme de transport en commun à l’échelle très locale.
Peut-on aller plus loin ?
Le 18 septembre 2019, en vue des élections municipales de 2020, Jean-Louis Missika a publié un rapport sur Terra Nova où il présente « le nouvel urbanisme parisien« . Il y propose la possibilité de réduire la vitesse maximum autorisée pour les véhicules, mais aussi de créer en pleine ville, des voies réservées pour les véhicules électriques et le covoiturage, en parallèle du déploiement de circulations cyclables. À défaut de son exclusion totale de nos villes, il semble donc se dessiner une autre voie pour la voiture, avec une acceptation possible future si elle réussit à transiter vers des modalités plus éco-responsables et plus socialisantes.
En effet, n’est-on pas en train d’imaginer un autre destin pour les voitures que celui de son extinction ? Certes, il s’agit de lui donner moins de place sur nos espaces publics, de réduire ses effets néfastes en termes de pollution, mais aussi de dépasser sa condition de “bulle” qui coupe du reste du monde. Et si pour justement répondre à l’ensemble de ces enjeux, nous étions en train d’en faire un transport en commun comme un autre ? Dans l’idée d’un service à la demande, dans le prolongement du principe de covoiturage.
Car ce type d’initiatives replace finalement l’aspect social, qui semblait perdu, au cœur des usages de l’automobile. On le voit, la vision individualiste de la voiture se transforme dans certains cas pour tendre vers un espace plus convivial et inclusif. S’agirait-il alors d’aller plus loin dans cette dynamique de partage des mobilités et ainsi faire de la voiture un réel lieu d’échange ? Et si pour demain nous étions en train d’imaginer de nouvelles pratiques qui vont réellement dans ce sens ?
Un véritable champ des possibles s’ouvre autour de l’usage de la voiture, notamment via des solutions numériques innovantes qui méritent une approche plus sociale, en mettant de côté l’aspect purement financier de ces pratiques automobiles à l’image cette startup africaine, qui vient de Nairobi au Kenya. Soutenue par les municipalités locales, la startup Maramoja est en effet un exemple. Lancée en il y a quelques années, elle met en avant la confiance des clients en ses chauffeurs, ce qui permet aux utilisateurs de recommander ces derniers aux autres usagers. Fonctionnant par application mobile, Maramoja est orientée autour d’une communauté de confiance, qui remet l’humain et l’échange au cœur des mobilités urbaines.
Un changement de mentalité peut alors s’opérer si nous considérons autrement notre véhicule. Le développement du covoiturage a permis d’amorcer ce basculement, mais il s’agit de conforter l’idée que la voiture puisse devenir une mobilité de partage, d’échanges, un nouvel espace public à destination de tous. À travers ces réflexions, l’usage de l’automobile pourrait ainsi évoluer pour dépasser son actuelle condition de bien personnel individualiste, et ainsi tendre vers un moyen de déplacement à partager, et pourquoi pas tendre vers une nouvelle forme d’espace public où échanger et interagir.