La ville-mine de Kiruna creuse-t-elle sa tombe ?

30 Déc 2021 | Lecture 4 min

La ville de Kiruna dans le nord de la Suède est en train d’organiser son déménagement. Voisine de l’une des plus grandes mines de fer du monde, elle est menacée par l’affaissement du sol.

La mine mère

L’explosion qui fragmente la roche a lieu toutes les nuits à 1h du matin, 365 jours par an. Depuis les profondeurs de la mine, elle vient résonner dans les rêves des habitants de Kiruna qui ont appris à avoir le sommeil lourd. Emmitouflée dans les neiges de la Laponie suédoise, la ville est née en même temps que la mine voisine, il y a 130 ans. Dans ce pays où la nuit dure plusieurs mois par an, l’explosion rituelle est presque plus fiable que le soleil lui-même.

C’est pourquoi personne ne s’émeut en 2004, quand la société qui exploite la mine (LKAB) propose à la municipalité de déménager la ville. Les études sont formelles, l’exploitation provoque l’affaissement de Kiruna car le filon s’enfonce en diagonale à 2 kilomètres sous la ville. Pour poursuivre les opérations minières, il faut donc déménager les quartiers menacés d’effondrement. Qu’importe que le projet signifie le plus grand déplacement de zone urbaine jamais entrepris. L’activité doit continuer.

Le train de la mine et ses 68 wagons remplis de minerai - ArkDes/Iwan Baan

Le train de la mine et ses 68 wagons remplis de minerai – ArkDes/Iwan Baan

To dig or not to dig

Il faut dire que la mine est un peu particulière. C’est l’une des plus grandes mines de fer du monde : 400 kilomètres de galeries dont des routes bitumées et un musée. En sortent chaque jour 6 800 tonnes de minerai. 76% du fer européen est extrait dans le sous-sol de Kiruna. Le gisement – réputé pour être particulièrement pur – fait 5 kilomètres de long et 100 mètres de large.

Joyau suédois, l’entreprise LKAB a été nationalisée en 1976. C’est le principal employeur de cette ville de 18 000 habitants. C’est grâce à ses salaires que le niveau de vie est si bon là haut, à 200 kilomètres au nord du cercle polaire. Ainsi la mine, la ville et l’entreprise ont leur destin noué depuis l’origine. L’exploitation a beau ronger lentement la ville, son arrêt signifierait plus ou moins la fin de Kiruna.

Maisons mal garées

Le projet consiste donc à déménager le quartier le plus proche de la mine à 3 kilomètres vers l’est, d’ici 2035. Ce sont 8000 personnes à reloger. L’opération est unique et monumentale : plutôt que d’être démontés et remontés, certains bâtiments historiques et patrimoniaux doivent être délicatement détachés de leurs fondations puis placés sur des convois qui les acheminent par la route, comme s’il s’agissait de véhicules mal garés. Les autres immeubles sont démolis et remplacés par un parc pour ne pas laisser un quartier fantôme dans le rétroviseur.

Le nouveau quartier lui, est adjacent à des zones déjà urbanisées. Il accueillera les bâtiments déménagés et de nouvelles constructions. Il est conçu comme une nouvelle centralité pour la ville. L’ensemble est financé par l’entreprise qui a mis en réserve 1,2 milliards d’euros. « La loi suédoise est limpide, la mine est obligée de dédommager les dommages structurels qu’elle a provoqué » explique Goran Cars, urbaniste en charge du développement à la mairie.

Déménagement d'une maison par convoi à Kiruna en 2017 - ArkDes/Jessica Nildén

Déménagement d’une maison par convoi à Kiruna en 2017 – ArkDes/Jessica Nildén

La ville immatérielle

Les travaux ont déjà bien commencé. Dans un mélange d’excitation et de tristesse, les habitants ont vu défiler des maisons entières sur des convois et ils ont assisté aux premières destructions. Premier bâtiment du nouveau quartier, la mairie a été inaugurée en 2018, au milieu de nulle part. Car la transition n’a rien de naturel, le passage d’un quartier à l’autre prendra des années. Les nouveaux résidents ne retrouvent pas leur ville et doivent encore faire leur course dans l’ancien quartier. Ceux dont le départ est prévu en dernier voient leurs voisins partir, le quartier se vider et mourir.

Mais surtout, il incombe à ce nouveau quartier la lourde tâche de ressusciter l’âme de son prédécesseur. Les équipes de LKAB, de la municipalité et du cabinet d’architecture s’évertuent à présenter le projet comme un déménagement, pas une destruction et une démolition. Il faut donc recréer le sentiment de familiarité et d’appartenance des habitants. Mais comment déplacer les souvenirs, les ambiances, les attachements ? Que faire de l’enseigne en néon bleu du magasin Centrum, de la fresque au plafond de la piscine municipale ou même des sépultures ?

Plan du déménagement - Sweden/Youtube

Plan du déménagement – Sweden/Youtube

Le récit du bulldozer

Une analyse du Architectural Review souligne la complexité de ce travail. Il relève que la sélection de bâtiments à déménager a été faite par LKAB et la mairie sans consultation publique et qu’elle ne retient essentiellement que les plus vieux d’entre eux. L’auteur regrette que « L’entremêlement des époques (…) et le sentiment de communauté qui s’est développé avec le temps sera essentiellement perdu ». Il ajoute qu’une « sélection plus nuancée de bâtiments aurait pu émerger à travers une consultation publique. Des récits autres que ceux qui sont déjà dominants auraient ainsi été ajoutés à l’interprétation de la ville et sa signification culturelle. »

La remarque n’est pas anodine. La ville et la mine se sont implantées sur les terres des autochtones de Laponie, les Samis. Le mode de vie de ces éleveurs de rennes a été bouleversé par l’exploitation minière qui rend de plus en plus difficile les transhumances en asséchant les rivières et en fragmentant le territoire. Interrogé par Arte, un Sami de Kiruna déclare que la montagne a été maudite par Dieu le jour où la mine s’y est installée. Et quand, à l’inauguration de la nouvelle mairie, aucun membre du parlement Sami (pourtant installé à Kiruna) n’est invité, la communauté le vit comme un affront.

Opération séduction

En filigrane de l’exploitation minière se pose aussi un problème démographique. Depuis les années 1970, la ville a perdu presque la moitié de sa population. En effet, la mine emploie de moins en moins, car à mesure qu’elle va en profondeur elle doit automatiser. Les femmes en particulier sont les premières à partir. La ville – qui reste très excentrée par rapport au reste du pays – doit donc réussir à attirer des ingénieurs diplômés pour manoeuvrer les machines et des femmes pour… les accompagner.

Pour Goran Cars, la mine ne sera pas toujours là pour faire vivre Kiruna. « Le vrai challenge est de développer d’autres secteurs d’activité. Actuellement nous faisons beaucoup d’efforts pour améliorer l’industrie touristique ». Le chargé du développement pour la municipalité de Kiruna connaît le potentiel des aurores boréales et les balades de chiens de traineau. La grande opération de déménagement opère donc un lifting dans ce sens. Elle facilite l’installation d’élites cosmopolites dans un centre-ville moderne et branché, tout en créant des lignes d’avion directes entre Kiruna et la Chine. Et ce, au risque d’entraîner un phénomène de gentrification. Plusieurs habitants déplacés témoignent de leur crainte de ne plus pouvoir payer le loyer dans ce centre-ville flambant neuf, et ce, malgré les garanties annoncées par LKAB.

Crépuscule boréal

C’est une drôle d’histoire qui se déroule dans le grand nord suédois. Elle ressemble un peu à celle des corporate cities, ou encore à celle des villes qui fuient la montée des eaux. Il s’agit peut-être aussi de l’histoire de l’adhésion d’une petite ville minière au modèle de développement urbain moderne. De plus en plus tertiarisée et mondialisée, après avoir chassé les Samis les mineurs et les habitants précaires, elle deviendra une ville hors-sol, déconnectée de son territoire.

Goran Cars l’admet à CNN : si l’exploitation minière se poursuit au-delà de 2035, « d’autres quartiers de la ville seront probablement affectés » par l’effondrement du sol. Et c’est la chenille qui redémarre.

Usbek & Rica
+ 720 autres articles

Articles sur le même thème

Vos réactions

Marie
7 janvier 2022

« Des ingénieurs et des femmes pour… les accompagner », nous sommes en 2021.

Patrick
30 juillet 2022

Sans compter qu une ingénieurE pourrait très bien y aller toute seule pour y travailler !

LIMBOURG
20 septembre 2023

KIRUNA en 1949 était déjà une ville extraordinaire.

Réagissez sur le sujet

Les Champs obligatoires sont indiqués avec *

 


Connexion
Inscription
  • Vous avez déjà un compte identifiez-vous
  • Mot de passe oublié ?
  • Vous n'avez pas de compte, créez le ici
  • * Champs obligatoires
  • Max 200ko / Min 100x100px
    choisir