La ville dans les jeux vidéo (1/2)
Qu’elle fasse office de simple décor ou de plate-forme jouable, la ville a toujours été au coeur de l’expérience vidéoludique. Et plus la précision des graphismes s’améliore, plus l’espace urbain inspire les game designers. Coup de projecteur sur les représentations de la ville dans quelques jeux mythiques.
1980. Dans les salles d’arcade, les adolescents font la queue pour tester Defender, un jeu de tir ayant pour décor une skyline minimaliste et ultrapixelisée. La ville fait ainsi ses premiers pas dans l’univers encore balbutiant du jeu vidéo. Très vite, elle se taille une place centrale dans l’esthétique vidéoludique. Avec ses ruelles sombres et ses zones industrielles mal famées, l’espace urbain est alors synonyme de violence, de danger et de liberté. Bref, le cadre idéal pour créer une atmosphère grouillante de détails familiers et propice à l’exploration virtuelle. La ville n’est pas encore belle. Elle ne fait pas rêver mais sert de décor.
Quarante ans plus tard, les gamers peuvent guider leurs personnages dans de somptueuses cités ultraréalistes, simulant jusqu’à la couleur de l’eau qui s’écoule dans le caniveau. Un bond esthétique rendu possible par les progrès réalisés entre temps par les développeurs dans la maîtrise des graphismes en 3D. La ville devient jouable. Elle ne sert plus seulement de décor mais devient un élément à part entière du jeu. De quoi doper l’imaginaire créatif des développeurs, qui ne se privent pas d’explorer tous les scénarios urbains possibles. « La ville est au coeur de l’action. Tour à tour détruite par les joueurs, dédale à explorer, territoire à simuler ou lieu de débauche, elle fait partie intégrante du gameplay en venant structurer le répertoire disponible chez les joueurs », écrit Nicolas Nova, chercheur spécialisé dans les questions d’urbanisme numérique, dans un article paru sur le site Owni.fr. Des simulations urbaines aux cités futuristes, petite exploration des représentations urbaines dans des jeux vidéo mythiques.
Sim City, l’utopie de la cité idéale
Avec ce jeu de simulation sorti en 1989, la ville cesse d’être un décor caricatural pour devenir belle et complexe. Elle constitue même la raison d’être du jeu, puisque Sim City permet de créer une ville et de gérer son développement à partir d’un simple fonds de carte vierge. À la fois urbaniste démiurge et maire gestionnaire, le joueur donne corps à la cité de ses rêves, marchant ainsi sur les pas de Thomas More, le père de la cité idéale d’Utopia. Il apprend, au passage, quelques notions rudimentaires en matière d’aménagement du territoire car les problèmes ne tardent pas à apparaître (pollution, catastrophe climatique, fiscalité étouffante, etc.). Et des choix urbanistiques incohérents risquent d’avoir des conséqueces dramatiques (construire une usine à gaz à deux pas d’un parc, par exemple). Comme tout jeu vidéo, Sim City est aussi une oeuvre culturelle porteuse d’idéologies. Le jeu étant l’un des premiers à ne pas avoir de fin, le seul modèle urbanistique proposé ici est celui d’une « agglomération en croissance constante », d’après le géographe Hovig Ter Minassian. Une conception nord-américaine de l’étalement urbain, que seul le plan de jeu est en mesure de limiter.« Le jeu souffre de son parti pris originel : il est quasiment impossible d’y valoriser un centre-ville ancien ou d’y favoriser la mixité sociale», ajoute le géographe qui souligne aussi la « vision très fonctionnaliste de la nature » véhiculée par Sim City.
Lire l’analyse critique du géographe Hovig Ter Minassian : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/26/21/09/PDF/RUFAT-TERMINASSIAN_GeoVideo.pdf
Voir la bande-annonce de Sim City 5 : http://www.youtube.com/watch?v=zJx4RZq4Nw4
Bioshock, de la ville sous-marine à la cité suspendue
Les trois opus de la série Bioshock mettent en scène des villes imaginaires du passé, utopies urbaines ayant mal tourné. Dans les deux premiers épisodes, le joueur explore Rapture, cité sous-marine des années 1930, bâtie par un illuminé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où la science n’est pas soumise aux règles éthiques et les artistes aux censeurs. Savant mélange d’architecture art déco et de style steampunk, Rapture se présente ainsi comme une cité angoissante aux néons crépitants, un dédale de tunnels délabrés et de salles obscures, cadre idéal pour un film d’horreur aquatique. Mais cette ville sortie de l’esprit de Kevin Levine sert aussi de cadre à une réflexion plus politique. S’inspirant du mythe de l’Atlantide, des écrits de Jules Verne et des principes de la pensée objectiviste développée par la philosophe Ayn Rand, le game designer nourrit l’exploration urbaine de références historiques et mythologiques pour interroger la pertinence des modèles communiste et capitaliste. Sorti en mars 2013, Bioshock Infinite II met cette fois en scène Columbia, cité perchée au-dessus des nuages. Bâtie par les États-Unis, cette ville abrite, malgré ses airs d’immense parc d’attraction dévolu au bonheur de ses habitants, une microsociété fasciste et puritaine qui a fait sécession avec l’Amérique, qualifiée de « Sodome inférieure »… L’insouciance des flâneurs et le charme bucolique des boutiques et des stands masquent l’âme sombre de la ville et de son Prophète (racisme, exploitation, endoctrinement religieux, etc.). La ville n’est plus qu’illusion, comme le décor en carton pâte d’une ville fantôme dans un mauvais western. Au lieu de fournir de précieux repères au joueur, l’architecture sert ici à désorienter, à tromper les sens, à brouiller les lignes entre fiction et réalité. La ville dystopique devient ainsi le centre d’une expérience à la fois ludique et émotionnelle des plus troublantes.
Voir la bande-annonce de Bioshock Infinite II : http://www.youtube.com/watch?v=15SA1uDykPg
GTA, la simulation du vice
Dans le très controversé Grand Theft Auto, le joueur incarne un gangster qui, au fil des missions, peut tout faire ou presque : braquer des passants, tirer sur des policiers, car-jacker des voitures, etc. Une liberté totale d’action et d’exploration au service du grand banditisme qui ne pouvait se dérouler que dans un cadre urbain. Les développeurs du studio écossais Rockstar ont donc choisi, pour chacune des villes mises en scène dans les différents opus du jeu, de créer un environnement simulant les mégapoles américaines que notre imaginaire associe instantanément à l’univers du grand banditisme. Toute en couleurs, « Vice City » abrite ainsi les quartiers « chauds » de « Little Havana » et « Little Haïti » ainsi qu’une avenue touristique bordée d’hôtels luxueux dignes de la célèbre Ocean Drive de Miami. Cadre urbain récurrent dans GTA, la ville de Liberty City est, elle, une simulation de New York, avec des taxis jaunes et des quartiers à la sociologie bien identifiée. Sa devise : « Worst place in America » (« le pire endroit en Amérique »)… Enfin, dans le jeu GTA : San Andreas, l’action se passe dans un État imaginaire de la Côte Ouest américaine, abritant trois grandes cités. Los Santos (variante de Los Angeles), San Fierro (parodie de San Francisco) et Las Venturas, librement inspirée de Las Vegas et reproduisant plusieurs casinos de la cité du jeu. Les joueurs déjà passés par ces grandes villes américaines se régalent en découvrant les détournements imaginés par les développeurs (comme ce panneau géant « Vinewood » en lieu et place du fameux « Hollywood »). Un jeu dans le jeu, qui pousse à la dérive urbaine et permet de profiter de l’espace urbain comme dans aucun autre jeu. Derrière cette dimension ludique évidente, le tour de force de GTA est de faire de la ville un espace de liberté totale. Malgré ses limites physiques (verticalité, densité, activités multiples), la ville se révèle ici comme le lieu de tous les possibles. Un bac à sable sans frontières, fantasme d’une ville débridée impossible à expérimenter dans la réalité.
Voir la bande-annonce de GTA V : http://www.youtube.com/watch?v=msF26lmTHW4
Lire la suite de l’article : La ville dans les jeux vidéo (2/2)