La ville dans le cinéma de Bong Joon-ho

Vision incongrue du Shibuya Crossing, déserté par les foules, dans Tokyo! (2008)
9 Déc 2019 | Lecture 7 minutes

Dans la foulée de notre dernier article dédié à Quentin Tarantino, nous continuons notre exploration des villes filmées chez certain·e·s cinéastes (après Wes Anderson et Céline Sciamma), avec une autre personnalité qui a créé la sensation sur la Croisette ce printemps 2019 : Bong Joon-ho. Le réalisateur est devenu le premier sud-coréen à remporter la Palme d’or avec son dernier film en date, Parasite. Comptant sept longs métrages à son actif à l’heure où nous écrivons ces lignes, Bong Joon-ho s’est imposé dans le paysage cinématographique sud-coréen[1], mais aussi mondial.

Réalisateur polymorphe, il s’est attaqué à une multitude de genres : aventure, comédie noire, science-fiction, polar, drame… Points communs de ces films : certain·e·s acteur·trice·s récurrent·e·s[2], un questionnement constant des relations sociales (qu’il s’agisse de la famille ou encore des rapports de classes), et évidemment, un attachement à raconter ces récits via leurs décors, bien souvent urbains.

La ville glacée, dans Snowpiercer, Le Transperceneige (2013)

La ville glacée, dans Snowpiercer, Le Transperceneige (2013)

Banalité urbaine

Bong Joon-ho se sert d’abord de la ville pour raconter un quotidien, encadrer une action sans pour autant que les spectateur·trice·s ne soient perdus. Dans la plupart de ses films, les actions ne sont pas directement spatialisées : on ne sait pas trop dans quel coin de Corée du Sud l’on se trouve lorsque l’on est devant Barking Dogs Never Bite, Memories of Murder, Mother ou Okja. En ne situant pas vraiment l’action, on se dit qu’elle peut avoir lieu partout, y compris dans le cas de scènes violentes (meurtres, cruauté envers les animaux ou encore élevage d’espèces transgéniques)

Tri sélectif, dans Barking Dogs Never Bites (2000)

Tri sélectif, dans Barking Dogs Never Bites (2000)

Aussi, les films du réalisateur mettent souvent en scène des protagonistes aux personnalités peu remarquables, et issus de classes moyennes ou inférieures. Ils habitent des complexes d’immeubles, de petites fermes sur les hauteurs d’un village, ou des entresols insalubres. Ils travaillent dans des gargotes le long du Han[3] ou dans des commissariats miteux. Ancrés dans ce quotidien banal, ils se voient confrontés à l’inhabituel, voire l’innommable dans différentes intrigues. Surtout, ces cadres urbains les confortent dans leurs statuts. Car la ville de Bong Joon-ho est aussi un diviseur social.

Juste un snack sous la neige, dans The Host (2006)

Juste un snack sous la neige, dans The Host (2006)

Déterminisme social

Il y a un engagement certain chez Bong Joon-ho, qui remonte dès avant qu’il ne devienne réalisateur. Parmi les cinéastes qui l’ont marqué, il cite Henri-Georges Clouzot, Martin Scorsese et Claude Chabrol. Tous trois ont tourné des films sociaux, montrant l’écrasement des petits faces aux grands, et les luttes – parfois vaines – qu’ils mènent pour sortir de leur condition. On retrouve en effet largement ces thèmes dans le cinéma de Bong.

Bienvenue chez les riches, dans Parasite (2019)

Bienvenue chez les riches, dans Parasite (2019)

Ces disparités sociales prennent différentes formes. Dans The Host, c’est le mépris ouvert des autorités coréennes – pilotées par les Etats-Unis[4] – pour les victimes du monstre : elles mentent pour les parquer dans des gymnases afin que l’identité des responsables ne fuite pas. Dans Mother, c’est l’impunité avec laquelle un groupe de professeurs d’université partis golfer renversent un passant au volant de leur berline. Dans Snowpiercer, c’est la ségrégation claire entre les habitants des wagons de queue et ceux des wagons de tête. Dans Parasite, c’est la distinction flagrante entre les Kim, qui vivent dans l’entresol insalubre d’un quartier mal entretenu de Séoul, et les Park, qui habitent une gigantesque maison d’architecte avec jardin, plantée sur les hauteurs de la capitale.

Embuscade sur le green, dans Mother (2009)

Embuscade sur le green, dans Mother (2009)

Le réalisateur insiste sur ces différences, sur ces univers socio-culturels opposés qui se rencontrent et souvent s’affrontent. Pour ce faire, il utilise la ville pour marquer des frontières et des interfaces de conflit. L’espace urbain devient alors le terrain propice aux épreuves qui emportent les protagonistes.

Descension sociale, dans Parasite (2019)

Descension sociale, dans Parasite (2019)

La ville comme terrain d’aventures

Dès qu’ils quittent leurs foyers, les personnages de Bong Joon-ho sont confrontés aux tumultes urbains, à l’inconnu, et parfois au danger. La ville devient le théâtre de leurs péripéties, et ses éléments constitutifs deviennent autant d’objets avec lesquels le réalisateur va jouer pour provoquer la tension, le rire, la peur ou la colère.

Un corps laissé en évidence, dans Mother (2009)

Un corps laissé en évidence, dans Mother (2009)

De manière générale, on court beaucoup dans les films de Bong Joon-ho. On se précipite dans les couloirs et les sous-sols des barres d’immeubles de Barking Dogs Never Bites, à la poursuite de tueurs de chiens. On s’essouffle dans Memories of Murder, sur un chantier de nuit, à la poursuite d’un suspect. On brûle le pavé dans The Host, le long du Han, pour échapper à un monstre géant. On court dans Shaking Tokyo[5], où un hikikomori[6] recherche âme qui vive dans un Tokyo désert. On pourchasse une voiture en plein délit de fuite dans Mother. On slalome entre les différentes portes sécurisées isolant les voitures du train de Snowpiercer pour lancer la révolution. On galope même dans les galeries marchandes séouliennes pour fuir la police dans Okja. On trace enfin dans Parasite pour regagner son domicile en plein déluge.

Vision incongrue du Shibuya Crossing, déserté par les foules, dans Tokyo! (2008)

Vision incongrue du Shibuya Crossing, déserté par les foules, dans Tokyo! (2008)

En outre, la ville de Bong Joon-ho est parfois semée d’obstacles. Des détritus balancés sur le sol par un suspect ralentissent ses poursuivants dans Barking Dogs Never Bites, une voiture refuse de démarrer dans Memories of Murder.

“Accroche-toi Mija !”, dans Okja (2017)

“Accroche-toi Mija !”, dans Okja (2017)

Et pour ces raisons, la ville se montre dangereuse. Toujours dans Memories of Murder, les routes de Hwaseong deviennent infréquentables depuis qu’un serial killer y rode. Les cuves de béton qui servent d’abri à deux survivants de The Host sont aussi le nid du monstre. Dans Parasite, une partie de la ville est inondée par une pluie torrentielle qui rendra SDF la famille Kim. Pour les campagnardes Mija et Okja, du film éponyme, l’étendue inouïe de Séoul et New York incarne le danger. Dans Barking Dogs Never Bite enfin, le passage d’un train cause la mort d’un homme en état d’ébriété, alors trop proche du bord.

Attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai s’il vous plaît, dans Barking Dogs Never Bite (2000)

Attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai s’il vous plaît, dans Barking Dogs Never Bite (2000)

Transports intimes

Mais les déplacements ne sont pas toujours néfastes chez Bong Joon-ho. Au contraire, ils sont régulièrement associés à de précieux moments d’intimité. Parce qu’ils sont confinés, ces espaces incarnent en quelque sorte un autre chez soi, où les corps et les esprits se rapprochent. C’est effectivement dans l’habitacle de sa nouvelle voiture de fonction que M. Kim va tisser des liens de confiance avec M. Park. Tandis que dans Memories of Murder, des policiers en planque iront même jusqu’à manger et dormir dans leur voiture.

Standard étriqué dans Memories of Murder (2003)

Standard étriqué dans Memories of Murder (2003)

C’est dans la promiscuité des lits superposés de leur wagon que Curtis et Edgar se souviennent de leur sacerdoce dans Snowpiercer. A la fin de Mother, le groupe de personnes âgées dansent ensemble dans le bus. Et dans la scène post-crédits de Okja, c’est à bord d’un bus que le Front de Libération Animal finit par enrôler une passagère qui jusqu’ici n’avait rien demandé.

Confessions nocturnes, dans Snowpiercer, Le Transperceneige (2013)

Confessions nocturnes, dans Snowpiercer, Le Transperceneige (2013)

Il est évident que lorsqu’il écrit ses films[7], Bong Joon-ho étudie la ville et la façon dont il va l’utiliser. Qu’il s’agisse de créer une atmosphère ou de participer à l’intrigue, les espaces urbains sont centraux dans le cinéma de Bong, sans pour autant devenir un personnage à part entière. Plutôt que protagoniste, la ville y joue le rôle de déterminant social, et surtout de catalyseur d’action.

 

Thomas Hajdukowicz

 

[1] Et il y a de la concurrence, avec des grands noms comme Park Chan-wook, Kim Ki-duk ou encore Kim Jee-woon. Si ces noms ne vous disent rien, courrez voir leurs films.

[2] Parmi les habitué·e·s des plateaux de tournage de Bong, il y a Byun Hee-Bong, Bae Doona, Go Ah-sung, et le très talentueux Song Kang-ho.

[3] Le fleuve qui circule dans Séoul et où le monstre de The Host apparaît.

[4] Ce sont des scientifiques américains qui sont d’ailleurs responsables de la catastrophe écologique qui a donné naissance au monstre du film.

[5] Un court métrage tiré de la trilogie omnibus Tokyo!. La trilogie contient également Interior Design, réalisé par Michel Gondry, et Merde, de Leos Carax. Bong Joon-ho s’est chargé du dernier segment. Comme le nom du film l’indique, la capitale japonaise est au coeur de chacun des courts métrages.

[6] Terme japonais désignant les personnes vivant en totale réclusion volontaire. Dans Shaking Tokyo, le protagoniste, un ancien salaryman, vit isolé du monde depuis 10 ans. Lorsqu’il se risque à mettre le pied dehors, il constate que le reste de la capitale a suivi le même chemin que lui et est devenu hikikomori.

[7] Car le réalisateur a également scénarisé, parfois seul, parfois à plusieurs, l’intégralité des films qu’il a tourné.

{pop-up} urbain
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