La folie des villes nouvelles, de l’engouement à la torpeur
Symboles d’un urbanisme ultra-innovant, de nombreux projets de villes nouvelles font débat aujourd’hui. Avec la promesse d’espaces de vie en capacité de répondre aux enjeux contemporains, qu’ils soient écologiques ou sociaux, elles ne font pourtant pas l’unanimité. Que se cache-t-il derrière ce que certains appellent la folie des villes nouvelles ? Qui pensent et financent ces villes ? Qu’apportent-elles aux réflexions urbaines actuelles ? Que révèlent-elles du devenir des villes?
La notion de “Ville nouvelle” ne date pas d’hier. C’est dans les années 60 que l’on voit les premières émerger en France. À cette époque, les espaces urbains ont besoin de se développer fortement alors qu’une population croissante souhaite habiter en ville. Pour répondre à cette pression urbaine et démographique, le Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la région parisienne (SDAURP) est mis en place en 1965. Il prévoit la construction de pensées comme de nouveaux centres urbains et économiques, pour renforcer la multipolarité urbaine du territoire francilien. La création de ces nouvelles villes est souvent l’occasion de repenser les schémas traditionnels urbains : on cherche à décentraliser des fonctions publiques, activités et commerces vers de plus petits centres urbains et créer de nouvelles vies de quartier en testant de nouvelles formes urbaines. Ces villes ont su répondre aux objectifs premiers : absorber la pression démographique urbaine dont les autres villes souffraient pour recréer des polarités annexes et faire preuve d’innovation dans les formes, les modes de vie et d’habiter. Pourtant, une soixantaine d’années après le début de cette politique, les utopies sociales et urbaines que portaient ces villes nouvelles ne se sont pas toutes révélées concluantes.
Entre imaginer une nouvelle ville, la construire et la faire vivre, il y a donc un fossé. Derrière des intentions louables, les réalités urbaines, environnementales ou encore sociales viennent compliquer les logiques projetées. Pourtant, au-delà du seul cas français, le nombre de projets de villes nouvelles ne cesse de croître ces dernières années. Dans un monde où l’innovation est quotidienne et où les gens ont besoin de rêver, ces projets proposent de raconter une nouvelle histoire.
Les villes nouvelles à l’heure du XXI ème siècle
Alors que les villes nouvelles françaises des années soixante répondaient à des problématiques ciblées, les objectifs des projets de villes nouvelles de ces dernières années sont au contraire plus difficiles à déceler. Au cœur de leur processus de conception une notion commune apparaît cependant : l’innovation. À l’heure où les crises se succèdent, qu’elles soient environnementales, sanitaires ou encore sociales, chacune de ces villes (ou projets) est la matérialisation d’une nouvelle utopie qui place la technologie au service d’une cause à défendre, souvent liée à l’écologie. Ultra-végétalisées, sans voiture, zéro carbone, multi-usages, elles annoncent le devenir des villes comme plus écologiques, plus équitables et plus technologiques, des véritables “smart-cities”.
Ces projets semblent dépasser les frontières du possible par le caractère ultra innovant qu’ils proposent mais également par leur taille, leur audace et l’impact qu’ils auront sur leur environnement. Dernier en date, le projet “The line NEOM” en Arabie Saoudite a suscité de nombreuses réactions. Ambitionnant la création d’une nouvelle mégalopole au cœur du désert saoudien, le projet dépasse les normes classiques de la construction et semble s’engouffrer dans une course au toujours plus. Une spécificité commune à de nombreux projets de villes nouvelles qui a été révélée et soulignée par de nombreux experts : “Poussés par les avancées technologiques et des tendances mégalomanes, ils sont nombreux à vouloir marquer leur territoire.” Et derrière cette mégalomanie, il y a souvent un financeur milliardaire qui souhaite changer le monde.
Les villes nouvelles, reflets de leur financeur ?
Prenons l’exemple de Telosa, aux Etats-Unis, ville futuriste imaginée, pensée, et financée par Marc Lore, l’ancien patron de Walmart, et le propriétaire de la NBA. “La mission de Telosa est de créer un futur plus équitable et plus durable, c’est notre but premier et ça le sera toujours.” Voici les mots de Marc Lore dans la vidéo d’introduction du projet de la ville de Telosa dans laquelle il énonce son ambition : “Créer une nouvelle ville en Amérique qui fixe une norme mondiale en matière de vie urbaine, développe le potentiel humain et devient un modèle pour les générations futures.” Avec pour objectif d’implanter une toute nouvelle ville dans un désert, aux Etats-Unis, qui pourrait accueillir d’ici 2030, 5 millions d’habitants, Marc Lore frappe fort.
Derrière ses ambitions écologiques et sociales, une réalité rattrape le projet. Les moyens mis en place pour la création de ces villes sont gigantesques, et le débat se pose alors : comment sont financés ces projets? “Si la vision de Marc Lore paraît irréaliste, oscillant entre un capitalisme communiste antithétique, elle montre bien la manière dont ces villes privées sont pensées par leurs créateurs, c’est-à-dire comme des start-up. L’ancien fondateur de deux e-commerces florissants espère ainsi une population de 5 millions d’habitants d’ici 2030. Un goût du risque toujours au cœur des projets de l’homme d’affaires.”
Un goût du risque qui n’est généralement pas intégré dans les projets urbains actuels. Car bien souvent, les projets urbains sont soumis à des règles strictes de financement qui limitent leur potentiel innovant. Les projets se révèlent au final moins ambitieux qu’ils le devraient. En évinçant la question du financement, par des systèmes privés, ces nouvelles villes expérimentent davantage, et dépassent les limites auxquelles sont confrontés les projets habituels.
Mais que nous racontent ces projets de villes nouvelles sur les villes de demain ?
De nombreux points communs entre les différents projets de villes nouvelles existent. Ils révèlent les thématiques que les concepteurs investissent le plus et qui pourraient être les principaux axes de développement urbain. La très grande majorité de ces villes prône l’adhésion aux valeurs écologiques : omniprésence d’une nature généreuse et nourricière, disparition des voitures et véhicules motorisés au profil de mobilités apaisées, des circuits d’énergie vertueux… Et ceux même au sein des espaces les plus reculés et désertiques possibles.
Revenons sur le projet “The Line” financé par le prince d’Arabie Saoudite. Cette ville fait partie d’un plus large projet nommé “Neom” comprenant une ville “The Line”, une plateforme industrielle maritime “Oxagon” ainsi qu’une ville montagneuse Trojana qui accueillera les Jeux asiatique de 2026. Ce projet, qui a déjà débuté, veut et va accueillir pas moins de 9 millions d’habitants d’ici 2030, et ceux à partir d’un territoire tout à fait vierge. Basé sur une vision urbanistique inédite, ce projet veut rassembler une ville entière dans un grand couloir de 200 mètres de large, 170 kilomètres de long, le tout sur 34 km². Une forme unique qui revendique sa capacité à limiter son impact sur son environnement. Mais le projet va plus loin, et met en valeur un concept en vogue depuis quelques années dans la fabrique urbaine : celui de la ville du quart d’heure. Le prince héritier saoudien Mohamed ben Salmane explique que dans la ville “The Line” toutes les activités, besoins des habitants (travail, santé, loisirs, commerces, vie sociale) seront à cinq minutes à pied de chez eux, pour faciliter les déplacements et éviter à tout prix l’utilisation de la voiture. Pour ce qui est des transports, cette ville veut créer une ligne unique de train, pouvant traverser la ville en seulement vingt minutes. Une ultra mobilité de proximité qui reste aujourd’hui encore peu explorée dans les projets urbains. Enfin, le projet prône une interconnectivité entre les habitants, facilitant les relations sociales, mais également une interconnectivité entre la ville et ses habitants, les rendant ainsi acteurs de leur propre vie dans cette ville unique.
Ces projets de villes nouvelles ne révolutionnent finalement que peu les thématiques qu’elles abordent. Elles sont par contre souvent plus ambitieuses dans les objectifs à atteindre, ce qui est rendu possible par une flexibilité de conception mais aussi d’un financement privé qui pousse l’innovation.
Même si ces nouvelles villes se disent ultra écologiques, se pose la question de leur fabrication. Souvent implantées dans des zones vierges et désertiques, éloignées des infrastructures existantes, la construction de ces nouvelles villes représente une énorme aberration écologique. Alors que les politiques publiques françaises visent à réduire l’artificialisation des sols, et même si ces réalités d’économie de la nature ne sont pas encore acquises dans une grande partie de la planète, il serait intéressant de se questionner où se trouve la limite entre l’innovation, l’utopie et la réalité. À travers le monde, les exemples de villes qui ont besoin de revitalisation sont de plus en plus nombreux. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, l’innovation ne peut se bâtir sur du déjà-là. Mais imaginons une seconde qu’un financeur milliardaire s’intéresse à la revitalisation d’un espace urbain et ambitionne d’atteindre les mêmes objectifs que dans les projets de ces nouvelles villes, le résultat serait certainement stupéfiant.