La fièvre du Mumbaikar
Mumbai, deuxième ville-étape de l’étude Epicurban, se présente au premier abord comme un tourbillon enfiévré, une foule dense, une cacophonie stupéfiante, un territoire de contrastes et d’inégalités parfois criantes. En comparaison, Hanoi parait incroyablement calme et lisible. Mumbai, une des villes les plus emblématiques du pays du Jugaad constitue un défi : distinguer dans ce maelström des exemples parfois cachés de frugalité en dépassant l’image traditionnelle faite de trains bondés, de dabawallas, et d’essaims de tuk-tuks noir et jaune.
Des transports sous pressions
« In Mumbai, life is cheap, everything else is expensive » (« A Mumbai, la vie ne vaut rien, tout le reste est cher! »)… Dharval est un jeune étudiant originaire de Pune, à deux heures à l’Est de la capitale du Maharashtra. Sa rencontre nous introduit à Mumbai, de manière frappante. Et il faut avouer que la ville qui jouit de l’image la plus glamour du sous-continent grâce aux stars de Bollywood vous prend à la gorge par le sentiment que chacun court après sa vie, au danger parfois de celle-ci ou de celle des autres. Comme dans ces trains où, aux heures de pointe, la vie ne tient parfois qu’à un fil, quand on peut compter par dizaines dans chaque encadrement de porte des wagons, les passagers qui, le corps au dessus du vide, ne se retiennent au wagon que par un demi-pied et 3 doigts accrochés au cadre de la porte, évidemment ouverte.
« Aux heures de pointe on peut compter dans les trains jusqu’à 15 personnes au mètre carré » nous affirme Sree Kumar, responsable d’Embarq India . Néanmoins, de manière surprenante et malgré les bousculades monstrueuses, l’ambiance du train est très souvent bon enfant et il n’est pas rare de voir deux Mumbaikars qui ne se connaissaient pas engager la conversation du fait de la promiscuité. « Les gens ici ont développé une véritable résilience, ils vont de l’avant, ils n’ont pas de temps à perdre dans l’agressivité et les disputes. ».
Cette surpopulation du train s’explique par diverses raisons à commencer par le prix : « Le ticket de train coûte à peine 10 Rs (0,12 €) pour 30 km ! C’est grâce à ces prix que les gens peuvent encore s’en sortir dans la vie. Le train, c’est littéralement la colonne vertébrale de la ville. Quotidiennement, 7,5 millions de trajets sont enregistrés par train, 5 millions par bus, soit 12,5 millions de trajets dans l’aire du Grand Mumbai qui compte environ 12,5 millions d’habitants! ».
Cette pression est perceptible dans tous les modes de transports. Ainsi, sur la route, le novice est surpris de l’utilisation compulsive, longue, et anormalement sonore du klaxon. Ici, même les motos semblent être équipées d’un avertisseur digne d’un semi-remorque et l’utilisent sans discontinuer. Là où les signaux étaient courts et, bien que nombreux, globalement adéquats à Hanoi, on se retrouve à Mumbai dans une cacophonie perpétuelle où l’on pourrait dire que chacun alerte de sa présence même quand la route est dégagée. Et que dire de ces embouteillages de tuk-tuks qui nous questionnent sur la pertinence du nombre de ces triporteurs dans la ville…
Une ville de contraste sur un territoire contraint
La tension que connait Mumbai est intimement liée à sa géographie et à son histoire. « La ressource la plus contrainte à Mumbai ? C’est définitivement l’espace ! ». Cette pression sur l’espace vient notamment du fait que la ville se trouve par nature sur un espace contraint, la péninsule aujourd’hui unifiée était à l’origine constituée de 7 îles, les jonctions aujourd’hui imperceptibles ont été progressivement gagnées sur la mer.
Le manque d’espace conjugué aux vagues de migrations des trente dernières années amène à une tension sur le foncier particulièrement aiguë : « on estime que l’espace résidentiel moyen se situe en dessous de 2 m² par habitant. » Le chiffre est impressionnant mais il ne traduit pas la grande inégalité des situations rencontrées entre les villas de Bandra et les maisons des bidonvilles qui regroupent plus de la moitié des habitants de la ville sur moins de 10% de sa superficie ! Dans un contraste frappant il n’est pas rare qu’immeubles de haut standing et habitats informels se trouvent à quelques centaines de mètres les uns des autres.
Mumbai est d’ailleurs une ville où, de par les disparités qui s’y expriment, toute moyenne semble dénuée de sens. Par exemple, « Mumbai possède l’un des plus hauts niveaux d’approvisionnement en eau du pays. Selon les standards indiens, alors que 135 L /pers/ j est un niveau suffisant, Mumbai grimpe jusqu’à 200 voir 240 L / pers./j. » Cependant les disparités sont immenses entre les classes les plus aisées et les habitants de Dharavi (le slum rendu célèbre par le film oscarisé Slumdog Millionnaire) qui remplissent leur dizaine de bidons quotidien pour la famille tôt le matin, pendant les quelques heures où l’eau courante fonctionne dans le bidonville.
La question des bidonvilles est particulièrement prégnante. Alors qu’en Inde, 1/6 de la population vit dans des bidonvilles, c’est 53% de la population de Mumbai qui est concernée par cette situation. La statistique recouvre d’ailleurs plusieurs réalités bien différentes: au sein de ces 53%, entre un dixième et un cinquième n’ont en fait pas de maison et dorment à même le trottoir. Les arcades de certains bâtiments du chic quartier de Colaba, le sud de la péninsule et coeur historique de Mumbai, se transforment en véritables dortoirs à la nuit tombée.
Un terrain d’exploration riche mais périlleux
C’est donc dans cette ville parfois choquante, souvent enthousiasmante et toujours éprouvante que l’étude reprend. Durant les prochaines semaines nous y observerons les modes de restauration des habitants, leurs déplacements, les quartiers auto-construits et l’ingéniosité qui s’y exprime souvent, loin des plans stratégiques des urbanistes. A chaque fois, il s’agira, encore plus qu’à Hanoi, de rester vigilant : dans une ville accueillant des populations parfois très pauvres, entre promouvoir la frugalité et enjoliver une situation de pauvreté il n’y a qu’un pas, à ne pas franchir.
1Embarq India est une initiative du think tank américain World Ressource Institute (WRI) pour promouvoir des actions pratiques pour protéger l’environnement et améliorer la qualité de vie de chacun