La culture musicale urbaine continue-t-elle d’exister ?
Tournées internationales, partages sur les réseaux sociaux… Alors qu’il fallait autrefois passer par des lieux urbains – bars, cafés, studios, salles de concert – pour qu’un musicien se fasse connaître, il suffit parfois aujourd’hui simplement d’utiliser les nouvelles technologies. De même pour le public, télécharger de la musique se fait en seulement quelques clics, plutôt que de découvrir des musiciens dans la rue, ou que de devoir se déplacer en concert. À l’heure où la musique se conçoit de plus en plus depuis son ordinateur, comment les arts musicaux s’incarnent-ils encore dans l’espace urbain ?
La ville est-elle encore un terroir pour la musique ? Avec la mondialisation, le développement d’une musique hors-sol et la disparition progressive d’une culture musicale ancrée dans certains quartiers, qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-on espérer faire renaître l’âme musicale des villes, et de quelle manière ?
Quand la culture musicale se fait urbaine
Certaines villes sont, encore aujourd’hui, très attachées à leur culture musicale – à tel point qu’on les associe toujours à des artistes ou des courants musicaux ! C’est le cas par exemple de la Nouvelle-Orléans, considérée comme le berceau du Jazz. La ville compte plus de 120 clubs de Jazz, notamment le long de la “Frenchmen Street”, véritable rue de la musique. Les équipements culturels permanents tels que le Jazz Museum, participent aussi à perpétuer et à faire vivre cette culture musicale locale.
Vecteur d’intégration sociale autrefois, enjeu touristique aujourd’hui, le Jazz s’inscrit dans la ville sous différentes formes, à tel point que l’on pourrait parler de terroir musical. La ville se veut ici le berceau d’une identité musicale, autant pour l’aspect historique, que pour la mémoire construite autour, et le fait que l’on cultive celle-ci par sa transmission et sa valorisation à travers l’espace urbain.
Chicago et le Blues, New York et ses artistes folk qui défilent dans les bars de Greenwich Village… Plusieurs villes témoignent ainsi d’un héritage musical, encore ancré dans l’espace. De tradition orale, et avant qu’elle soit accessible de manière omniprésente et gratuite comme aujourd’hui, la musique est d’abord le vecteur de rassemblements, de festivités : d’une salle de concert au bar, en passant par la rue et les places, il faut en effet se déplacer pour accéder aux groupes et musiciens, qui utilisent d’abord l’espace urbain pour se faire connaître. Ainsi, les styles de musique évoluent dans une forme de culture commune, partagée entre les citadins. La salsa de Cali en Colombie, ou de la Havane à Cuba, sont nées de cette tradition populaire, de rassemblements et de festivités urbaines, centrés autour de la musique et de la danse.
Par ailleurs, la musique a ses lieux dédiés dans la ville. Certaines salles de concert sont aujourd’hui mythiques, pour avoir accueilli un certain nombre de grands musiciens, ou pour avoir constitué l’épicentre de la vie musicale en milieu urbain : c’est le cas de l’Olympia à Paris, ou encore du Royal Albert Hall à Londres, toutes deux situées en centre-ville. À plus petite échelle, le quartier de Montmartre par exemple, est encore très associé à la variété française des années 1960, avec Serge Gainsbourg comme figure de référence, et les multiples piano-bars comme espaces dédiés. Ainsi la musique, véritablement incarnée en milieu urbain par des personnages, des lieux, des communautés qu’elle rassemble, illustre un certain style de vie urbain, qui se veut le témoin des genres musicaux qui se sont succédés et des époques.
Une culture musicale qui s’événementialise et se mondialise
Aujourd’hui, le rapport de la musique à la spatialité urbaine a indéniablement changé : la possibilité de concevoir de la musique depuis chez soi, et de l’écouter sur internet, rendent l’expérience d’écoute musicale plus individuelle. Il est alors possible de sortir son casque en se promenant en ville, ce qui permet une certaine imperméabilité aux nombreux bruits de l’espace urbain. La musique n’est plus nécessairement un prétexte au partage, à la convivialité, qui soude la communauté autour d’une culture urbaine commune. Pire, elle devient même un échappatoire individuel.
Pourtant, on parle aujourd’hui de musique « urbaine », notamment pour désigner le hip-hop et le RnB, qui ont émergé vers la fin des années 1970, pour devenir les genres musicaux parmi les plus écoutés aujourd’hui. Démonstrations de rue, danses, codes vestimentaires, linguistiques et artistiques : cette culture musicale urbaine est revendiquée comme participant d’une culture urbaine globale, plutôt que comme spécificité locale de chaque ville. Elle reste bien ancrée dans l’identité urbaine, par les revendications et les modes de vie auxquels elle fait référence, mais témoigne d’une culture qui s’internationalise et se mondialise. Héritée des Etats-Unis, elle arrive en France à partir des années 1980, avant de conquérir aujourd’hui plusieurs grandes villes, en faisant de la rue le théâtre de son expression.
Il y a donc bien une évolution dans le rapport de la musique à la ville, et à l’identité urbaine locale, même si la culture musicale s’incarne encore dans l’espace urbain. Parallèlement à cette tendance, on peut constater que la musique s’inscrit de plus en plus dans une logique consumériste. Si les concerts live se font de plus en plus rares dans des espaces accessibles comme les bars, les lieux dédiés à la musique comme les salles de concert se font toujours plus immenses : le Stade de France à Paris, la U Arena ouverte à Nanterre en 2018 d’une capacité respective 80 000 et 30 000 chacun, sont aujourd’hui des espaces privés, clos, gigantesques, en périphérie des villes.
On privilégie alors le spectaculaire à la culture urbaine locale, ce qui permet de justifier le prix et la logique de consommation qui vont avec. Ces phénomènes s’avèrent être particulièrement mis en lumière aujourd’hui, plutôt que la spontanéité avec laquelle les musiciens peuvent s’intégrer dans le paysage urbain – même si cela existe encore, de manière peut-être plus discrète, voire plus précaire.
Alors quel avenir pour la musique en ville ?
Pour autant, les initiatives visant à proposer une offre mixte et accessible, liant musique et ville ne disparaissent pas. En effet, les spectacles, l’échange musical, la valorisation d’une telle forme d’expression artistique, peuvent être un moyen de remettre sociabilités et rencontres au premier plan, autant que de laisser une opportunité de réappropriation des espaces publics par les habitants.
À une époque où les usages de l’espace urbain s’inscrivent dans le temporaire, concevoir de la musique se révèle bien adapté : ancrer à nouveau ces activités dans la vie urbaine locale, dans une logique d’accessibilité et de partage de l’espace public, garde son importance. Spontanés, mobiles, éphémères, festifs, les spectacles musicaux ne demandent pas toujours beaucoup d’aménagements, et permettent de repenser la pratique de l’espace urbain. Les musiciens investissent donc l’espace public, de manière assez libre, notamment à l’occasion d’événements de rassemblements : au sein du métro parisien, la communauté musicienne est en réalité toute une organisation ! Il faut en effet avoir l’accord de Espace Métro Accords, créé en 1997 par la RATP pour accréditer les musiciens qui jouent dans cet espace urbain. Les concerts spontanés accompagnent aussi les manifestations politiques, comme par exemple Nuit Debout en 2016 ou encore les évènements plus malheureux, comme les commémorations liées aux attentats de 2015.
Dans la mesure où ces concerts spontanés s’adressent toujours à des spectateurs même de manière implicite, ils sont alors les témoins d’une aisance d’expression et d’une certaine volonté de partage dans l’espace public. Depuis 1982, il existe même une journée dédiée à la musique en ville : la Fête de la Musique, qui a lieu tous les 21 Juin. Initiative française, elle s’étend aujourd’hui à 110 pays, et 340 villes. En France, elle rassemble d’ailleurs 10 millions de spectateurs chaque année ! Les festivals qui se multiplient sont aussi une manière de réinjecter de la musique en ville. Certains ont d’ailleurs participé à faire connaître des villes, comme le Festival Main Square à Arras, les Eurockéennes de Belfort, ou à plus grande échelle, le Sziget de Budapest, Glastonbury en Angleterre, ou encore le Festival International d’Edimbourg, qui lui, est plus mixte et englobe les arts du spectacle. Bien souvent, la programmation est très internationale et se retrouve parfois être la même, de ville en ville, sans nécessairement témoigner d’une culture musicale locale.
À l’échelle internationale, le label Villes Créatives de l’UNESCO – spécialisées dans la musique, permet également de remettre au goût du jour la culture musicale en milieu urbain : Bogota, Brazzaville, Medellin, Auckland, Séville, Liverpool ou encore Glasgow. En étant ainsi reconnues par une institution culturelle internationale, ces villes mettent en lumière leurs investissements en matière d’équipements ou d’événements musicaux. Des bénéfices touristiques, une meilleure cohésion sociale, un rapport renouvelé à l’urbain : autant d’éléments que ces villes cherchent à travailler par le biais de la musique, et notamment d’une approche musicale qui leur est propre.
On le voit donc, la musique est toujours valorisée dans l’espace urbain, voire même de plus en plus avec les nouvelles réflexions sur les possibilités qu’offre l’espace public pour le citadin. Néanmoins, elle est surtout associée à ce qu’elle permet en termes d’usages et de sociabilités, plutôt que comme élément d’une identité locale spécifique. Même si certaines initiatives œuvrent tout de même à la requalifier comme véritable culture urbaine. À l’heure où la musique se dématérialise, il devient d’autant plus nécessaire de rappeler qu’elle est aussi un temps partagé par tous et pour tous, et qu’en cela, elle conserve toute sa place et son rôle dans l’espace public.