La cité prend le pouvoir
De Dubaï à Singapour en passant par Rio de Janeiro, la ville tend à devenir la nouvelle échelle dominante en matière de politique, de commerce et de diplomatie, au détriment des États. Une conséquence de la mondialisation et de la démocratisation d’Internet. Mais cette émergence reste encore trop dépendante des flux financiers pour être durable.
Et si nous vivions un nouveau Moyen Âge ? À force d’entendre parler de mondialisation, de révolution numérique et de réseaux intelligents, poser une telle question peut paraître incongru. Pourtant, à en croire le politologue indo-américain Parag Khanna, notre époque ressemble furieusement aux heures qui ont précédé la Renaissance : « Nous sommes entrés dans un « nouveau Moyen Âge », une période d’expansion commerciale avec des cités-États comme Dubaï ou Singapour, des crises multiples, des familles puissantes, des religieux radicaux, des mercenaires et de grandes universités. Notre société ressemble plus à un réseau de villages qu’à un village global. » La métaphore est convaincante : comme à la fin du Moyen Âge, la nouvelle mondialisation s’opère, en ce début de XXIe siècle, à un rythme effréné et dans une forme de chaos salutaire. La perte d’influence des États-nations n’est pas pour rien dans cette évolution. La logique étatique et verticale a laissé place à une approche du développement plus horizontale, plus fluide, plus démocratique. Jamais la célèbre formule « Think global, act local » (« Penser globalement, agir localement ») n’a semblé si pertinente : désormais, les citoyens connectés peuvent transcender l’échelle étatique pour agir, créer, inventer. Et la ville, espace privilégié depuis toujours pour les échanges commerciaux et culturels, s’impose comme le cadre naturel de cette révolution des esprits.
Toujours plus de « villes globales »
En 1991, dans un livre visionnaire (The Global City : New York, London, Tokyo), la géographe Saskia Sassen annonçait l’avènement des « villes globales », ces immenses cités ayant les capacités, les ressources et le cadre régulateur nécessaire pour servir et organiser les opérations des entreprises et des marchés. À l’époque, seuls Londres, Paris et Tokyo pouvaient prétendre au titre de « villes globales ». Mais aujourd’hui, une vingtaine de villes à travers le monde s’imposent comme des places fortes économiques et géopolitiques (Bombay, Rio de Janeiro, Sao Paulo, etc.). Le phénomène concerne aussi les cités-États ayant une influence régionale naturelle, comme Hong Kong, Dubaï ou Singapour. Petit confetti de 647 km2 situé à la pointe sud de la Malaisie, ancien membre du Commonwealth, la « cité du Lion » est devenue en quelques décennies un carrefour stratégique, point de passage incontournable de toutes les routes commerciales asiatiques. Malgré ses lois liberticides, cette cité ultradynamique et multiethnique incarne jusqu’à la caricature la mondialisation.
Les vertus du soft power
Le business n’est pas le seul pilier sur lequel misent les villes globales pour étendre leur influence. À l’instar des cités italiennes de la fin du XIVe siècle (Florence, Venise, Milan, Gênes, etc.), ces puissances locales se développent à grand pas dans des secteurs comme l’éducation, la culture, l’évènementiel, le tourisme ou l’industrie du loisir. Au Qatar (qui peut prétendre au titre de « cité-État » puisque le pouvoir et les activités sont concentrés à Doha, la capitale), on prépare l’après gaz-naturel en bâtissant des musées et des salles de conférence. Surtout, l’émirat ménage ses alliances diplomatiques avec des pays que tout oppose pour demeurer au centre de l’espace « globarabic ». Même approche à Singapour, qui mise aussi sur le soft power pour devenir une sorte de « Suisse asiatique ». Une politique qui porte déjà ses fruits puisque la National University of Singapore devance l’école Polytechnique dans le classement mondial des meilleures universités.
De la ville globale à la ville durable
Pourtant, le soft power est encore insuffisamment exploité par ces cités-États, qui se définissent en premier lieu comme des points de fixation des flux économiques et financiers internationaux. Si Dubaï et Singapour sont si attractifs, c’est d’abord et avant tout parce que le taux d’imposition sur les sociétés y est négligeable (seulement 17% dans la cité asiatique). Une business-dépendance qui rend incertain l’avenir à long terme de ces puissances locales émergentes. L’exemple de Dubaï est, à ce titre, révélateur. En 2010, l’endettement et la crise de l’immobilier ont failli avoir la peau du petit émirat. La fragilité structurelle du hub le plus attractif du monde, qui ne peut s’appuyer sur d’immenses réserves de pétrole comme sa voisine Abu Dhabi, est soudainement apparue aux yeux de tous. Or, une ville globale digne de ce nom ne peut plus être à ce point soumise aux aléas du marché et des investissements étrangers. Même si elles commencent à diversifier leur économie, ces villes sont encore trop spécialisées pour pouvoir surmonter toutes sortes de crises. Saskia Sassen parle d’ailleurs d’une « répartition fonctionnelle » entre les différentes villes globales, qui leur permet de limiter la concurrence, de s’épanouir sans se marcher dessus. Le temps est venu de dépasser cette entente cordiale et d’inventer un modèle de développement moins bling bling et plus intelligent. Bref, passer de la ville globale à la ville durable.