Imagina Madrid, une approche culturelle et artistique pour réinventer l’espace public
Extrait : Alors que la capitale espagnole est touchée depuis quelques années par la crise immobilière, elle voit aussi émerger une nouvelle approche de l’urbanisme. Imagina Madrid reflète ce tournant et cherche à inventer de nouvelles formes d’intervention dans l’espace public.
Madrid est depuis quelques années particulièrement innovante dans son approche de la conception urbaine. Pourtant rien n’était gagné, puisqu’en 2008, l’Espagne subissait de plein fouet l’explosion d’une bulle immobilière provoquée par une libéralisation de son marché foncier. Pour la petite histoire, le gouvernement espagnol avait lancé une nouvelle loi du sol qui a permis d’augmenter le nombre de terrains urbanisables, et consécutivement de baisser les prix. Selon une logique de marché propre, avec cette baisse des prix, l’idée était d’attirer les investisseurs pour augmenter la production de biens immobiliers et ainsi permettre d’obtenir au final des habitations plus abordables.
Sauf que, malheureusement, les effets escomptés n’ont pas été au rendez-vous : la spéculation foncière n’a pas permis une baisse des prix des habitations, celles-ci ayant même augmentées jusqu’à atteindre des prix records dès 2005, alors même que les salaires restaient au beau fixe et que les ménages étaient obligés de s’endetter pour acquérir un appartement ou une maison. Une conjoncture qui a abouti à une bulle immobilière, qui prit fin en 2008 de manière brutale, ce qui radicalement impacté la capitale, mais aussi tout le domaine de l’architecture et de l’urbanisme espagnol.
Un bouleversement majeur dans le pays qui a marqué les esprits et les paysages, avec l’apparition de villes fantômes, des projets ambitieux à l’arrêt et une profession en pleine crise, avec pour conséquence notamment l’émigration forcée de nombreux architectes hispaniques obligés de trouver du travail ailleurs que dans la péninsule ibérique.
Et pourtant, les prémices d’une renaissance sont là. Aujourd’hui, les projets refleurissent, la capitale tourne doucement cette page de son histoire, notamment en lançant des initiatives innovantes incitant à l’expérimentation, comme par exemple Imagina Madrid, un appel à projets qui illustre pleinement ce revirement quant à la manière de concevoir la ville. Ainsi, en s’appuyant sur les besoins des habitants ainsi que les propositions d’artistes et créateurs, ce programme veut imaginer une ville plus accueillante et conviviale.
Par la mise en place de dispositifs participatifs, Madrid souhaite transformer les espaces publics en espaces culturels. Commençant par l’intervention sur 9 sites, la ville envisage d’élargir le concept à ce que la ville devienne un laboratoire collaboratif où concordent besoins d’habitants et visions de spécialistes. Comment ce projet est-il né ? Que présage-t-il pour le devenir de la ville madrilène ?
L’émergence de lieux et d’acteurs innovants
Imagina Madrid n’est pas un hasard. Parler de ce projet, c’est mettre en lumière l’émergence d’un nouvel urbanisme qui prend source dans l’émergence de lieux atypiques et hybrides dans la capitale espagnole. Cet appel à projets qui vise à réinventer 9 espaces publics découle donc d’un cheminement pris depuis quelques années à Madrid, avec notamment la création de tiers-lieux d’innovations sociales, nommés Laboratorios Ciudadanos, qui ont germé et pris vie dans les friches de la capitale et ses périphéries.
Des collectifs spécialisés sur des thématiques très variées et des acteurs hybrides dans l’animation de lieux atypiques, collaboratifs, alternatifs, participatifs, qui se sont épanouis, en parallèle et interdépendance, dans ces laboratoires urbains émergents, faisant naître une richesse d’acteurs mêlant les compétences, les visions, pour répondre avec méthodes novatrices. Pour en citer quelques-uns, par exemple le collectif artistique Boa Mistura, les designers d’up-cycling Basurama, ou encore Todo por la Praxis spécialisé dans l’urbanisme éphémère. Leur point commun : des démarches participatives et une action éphémère pour requalifier des lieux partagés.
C’est donc dans ce cadre qu’Intermediæ, un espace de production et de mise en valeur de projets artistiques basés sur l’expérimentation et l’intelligence collective, a vu le jour. Ce lieu vise aussi à promouvoir l’implication citoyenne dans la production culturelle des quartiers de ville. Inauguré en 2007, au sein de la friche Matadero Madrid, il s’agit aujourd’hui d’un lieu qui repense la pratique et la conception urbaine à partir d’un ensemble de principes, tels que la “participation, la connectivité, l’innovation, l’accessibilité, la diversité et l’expérimentation”. Sorte d’incubateur ou laboratoire de projets, ce lieu cherche à faire rencontrer les disciplines, notamment à travers l’art, mais aussi à transformer la ville par des expériences urbaines et sociales.
C’est dans ce cadre que le projet d’Imagina Madrid prend source. Coordonné par Intermediæ et promu par le Service de la culture et des sports de la mairie, les expérimentations qui prendront place dans l’espace public seront portées par des équipes d’acteurs variés, artistes contemporains, architectes, urbanistes, associations, auxquels citoyens mais aussi différents professionnels pourront apporter leurs retours d’expériences, savoirs ou usages de terrain.
Décentraliser l’urbanisme et investir la périphérie
Imagina Madrid, c’est aussi un élan vers les espaces publics dégradés de la périphérie de la capitale espagnole. Volontairement décentralisé, le projet investira donc des espaces aujourd’hui laissés à l’abandon ou en mauvais état de manière artistique et culturelle, avec une approche locale. L’idée est de réactiver certains lieux de manière simple, sans intervention urbanistique sur les bâtiments, avec une approche tactique, artistique et éphémère, pour un impact positif conséquent sur le quartier.
Ce projet vise à mettre en place des projets participatifs, où créateurs, associations, habitants, professionnels de l’urbain, s’unissent pour faire émerger des projets uniques qui pourront redonner un nouveau souffle aux espaces publics dégradés de la banlieue de Madrid. L’idée est d’impulser aussi une nouvelle vision pour ces espaces en impliquant les habitants eux-mêmes, afin d’en puiser la richesse et leur redonner un rôle dans la fabrique de leur quartier et de faire de l’espace public un bien commun partagé et approprié par tous. D’où l’importance de l’approche collaborative et participative de chaque projet qui mettra l’art et le culturel au centre de la démarche, comme lien avec les habitants.
Débuté mi-2017, la première étape a donc été de mettre à plat les souhaits des habitants, de réactiver leur imaginaire pour leur permettre de se projeter dans ces lieux aujourd’hui peu attractifs. Des organisations locales se sont à ce moment-là déclarées intéressées. A la suite de cette première étape, un appel à propositions professionnelles a été ouvert, avec pas moins de 175 idées reçues. Un jury international a ensuite délibéré pour sélectionner celles qui pourraient être soumises à des “tables de co-conception”. Le rôle de ces rencontres étaient que les propositions et équipes intéressées puissent se rencontrer pour la mise en place effective des idées.
Ainsi naîtront 9 interventions artistiques sous forme de projets, tels qu’un opéra urbain interprété par des habitants, une bibliothèque sur vélo-cargo, entre différentes autres interventions artistiques. Chaque projet avec son propre thème. Par exemple, pour le projet “Haciendo Plaza” (Faire place) on y trouvera des ateliers de cuisine participatifs dans lesquels les voisins sont invités à partager des récits personnels et des souvenirs, mais aussi des sons et des chansons, ainsi que bien sûr des recettes. L’enjeu est alors que la cuisine devienne un lien entre les gens, afin qu’ils apprennent à se connaître et qu’ils puissent valoriser le quartier lui-même. Cet appel à idées vise donc à apporter tout un ensemble d’activités sensorielles avec des interventions physiques, des mobiliers interactifs et mobiles et une animation par différents acteurs de ces lieux, pour transformer les quartiers en les faisant vivre avec et par les habitants.
Un appel à projets pour faire ville autrement
Imagina Madrid propose donc d’expérimenter une nouvelle façon de faire la ville, celle de l’expérimentation, celle du croisement des disciplines, celle du faire, du temporaire, qui intègre les habitants. Un véritable défi, surtout pour les parties prenantes, notamment la Mairie de Madrid qui appuie le projet, car il s’agit d’intervenir de manière plus souple sur un temps court. Pour les porteurs de projets, architectes, designers, artistes, le défi est de proposer une approche multidisciplinaire et de sans cesse questionner leur profession dans un dialogue avec les autres domaines. Quant aux habitants, il s’agit pour eux de s’impliquer pleinement, de s’investir pour la réussite d’un tel projet qui dépend de sa mobilisation.
Ces évolutions que l’on découvre donc à Madrid, commencent également à se retrouver en France avec l’émergence de l’urbanisme transitoire. Des acteurs spécialisés s’emparent en effet de plus en plus de friches urbaines pour faire naître de nombreux projets, qui, de cette manière, expérimentent et transforment la ville, par petites touches d’utopies. Ainsi, 10 ans après l’éclatement de la bulle immobilière, Imagina Madrid marque un tournant dans l’approche de la fabrique urbaine et reflète une ville espagnole en réinvention. Alors que les Laboratorios Ciudadanos semblait être des parenthèses palliant le manque de moyens, étant des lieux construits avec de la récupération, or on le voit, le modèle culturel impulsé par ces espaces nouveaux sortent dans la ville pour impacter aussi les espaces publics, et semble s’installer durablement dans la pratique urbaine de Madrid.
Au-delà des méthodes, c’est une philosophie de l’espace qui se transforme, faisant des lieux dépréciés les berceaux en puissance d’un commun partagé. Imagina Madrid s’empare de cette nouvelle approche pour l’essaimer dans neuf lieux aux quatre coins de la capitale, comme des petites graines, dans le but d’imaginer une nouvelle façon de transformer cette ville. Alors, compte tenu de ce que l’on observe aujourd’hui à Madrid, pouvons-nous concrètement imaginer que la perspective de mieux vivre en ville pourrait également passer par une animation culturelle et artistique plus riche, car participative ? Par des repas conviviaux, des activités en plein air, des ateliers artistiques ? Certes, cela ne remplacera pas l’urbanisme classique et il s’agit d’être vigilant afin que ce mode d’intervention ne vienne pas seulement pallier un désinvestissement des pouvoirs publics. Cependant, il s’agit d’une nouvelle manière plus inclusive de “faire ville”. C’est ce que semble en tout cas impulser la capitale espagnole avec Imagina Madrid.