Le garage américain, une pièce riche en imaginaires
Si l’on souhaite appréhender pleinement les mutations de l’habitat, s’intéresser aux imaginaires des différentes pièces qui le composent est un point de départ essentiel. Un tel observatoire est toutefois ambitieux, complexe, et suggère une veille riche et composite. Que ce soit par son aménagement, les usages qui s’y développent ou les diverses représentations qu’on lui attache, chaque pièce de la maison forme une construction sociale stéréotypée tout autant qu’un habitacle singulier.
Si le garage n’incarne pas la pièce à vivre la plus fréquentée de nos maisonnées, il constitue pourtant l’un des modèles d’aménagement personnel les plus remarquables de notre société. C’est donc en termes de réappropriation et d’imaginaires que le garage se distingue du reste de l’espace domestique. Nous tenterons ainsi d’en présenter les principales configurations tout en rappelant leur portée prospective.
La « dernière pièce de la maison » ?
Par comparaison avec d’autres pièces traditionnelles du logement à l’occidental, le garage ne joue a priori pas un rôle aussi fondamental que celui associé à la cuisine, la salle à manger, au salon ou à la chambre. Ce n’est pas tout à fait une salle où l’on « vit » pleinement puisqu’on lui prête avant tout un usage pratique. Comme son nom l’indique, sa fonction première est évidemment d’y garer la voiture du foyer. Par extension, c’est finalement le lieu où l’on entrepose tout un tas d’objets plus ou moins encombrants (les vélos, le barbecue, la poussette, un congélateur imposant etc.) et résistants au froid et à l’humidité. Car le garage est une pièce hybride qui fait le lien entre l’intérieur et l’extérieur, et c’est sans doute l’un des points essentiels de sa prospérité.
C’est ce statut inclassable et plein de potentiel qui a définitivement élevé le garage au rang de pièce à vivre atypique. Rattaché à la maison sans pour autant faire partie de l’espace partagé « tout confort », il est au fil du temps passé de l’usage d’entrepôt inhospitalier à celui de boudoir créatif protéiforme.
Du refuge au studio
S’il est un endroit domestique pour entreprendre des activités quelque peu bruyantes ou salissantes, c’est bel et bien au garage que l’on pense. Dans diverses conditions, le jardin joue lui-même ce rôle, mais le garage a évidemment l’avantage d’être un abri autant qu’une « réserve » propice en tous points à la bricole. De ce point de vue, les usages de cette pièce mi-domestique mi-plein air se sont peu à peu étoffés, incarnant aujourd’hui le symbole notoire de différents courants de créativité at home.
Dans les années 1960, c’est évidemment pour la création musicale d’un nouveau genre que cette tanière du pavillonnaire à l’américaine devient un repaire essentiel. Un article faisant la promotion de l’événement musical Volkswagen Garage Sound (ça ne s’invente pas !) revenait ainsi sur les origines de ce mouvement culturel très localisé, devenu le fondement de plusieurs genres musicaux par la suite :
« En pleine guerre du Vietnam, il y avait de jeunes Américains sérieux qui pensaient à leur avenir et travaillaient à l’école. Le soir, beaucoup d’entre eux se retrouvaient dans le garage d’un ami pour faire de la musique. Ces « garage bands » se retrouvaient certains week-ends autour de battles rock. Avec un son brut de décoffrage, le garage sound marque alors toute une époque : celle où les premiers groupes de rock se constituaient encore dans des garages décrépis et humides.
À la fois défouloir pour jeunes étudiants et vrai genre musical, le garage rock n’a été reconnu comme une vraie mouvance que dans les années 1970-80. Ses groupes s’inscrivaient dans la veine du punk-rock et autres genres alternatifs qui seront ensuite popularisés par les Pixies et Nirvana. »
L’atelier de tous les possibles
Sans forcément y installer sa batterie ni brancher son ampli, le garage est avant tout le lieu investi par les bricoleurs et bricoleuses de tous poils. Dans le cadre d’un chantier at home, mieux vaut recouvrir un sol bétonné de sciures de bois que de retapisser la moquette du salon ! C’est donc pour un usage assez élémentaire que les murs froids de cette antichambre encadrent depuis longtemps l’atelier domestique des plus habiles d’entre nous. C’est notamment là qu’on répare voitures, motos ou vélos, à l’image du garage avec un grand G. Petit à petit, la bidouille traditionnelle des mécanos auto s’est étendue à toutes sortes de bricolages. Certains ouvrages et expériences caractéristiques de cette « innovation de garage » ont même durablement été rendus célèbres.
Le plus souvent, on pense évidemment à la « culture start-up » ouest-américaine, qui s’est en partie construite sur ce modèle. En effet, les grands leaders de certaines multinationales emblématiques de la Silicon Valley (Apple et Google, notamment) partagent dans leur histoire respective ce même mythe fondateur. Il semblerait ainsi que pour le duo Jobs/Wozniak dans les années 1970, autant que pour celui formé par Larry Page et Sergueï Brin fin 1990, les premiers pas officiels de leurs entreprises se soient développés dans un garage afférent une maison du pavillonnaire californien…
Dans les années 1930 déjà, quartier résidentiel de la baie de San Francisco et bricolage électronique faisaient bon ménage puisque c’est dans ce même moule que la fameuse société Hewlett-Packard (HP) a été amorcée…
Aujourd’hui, « ce garage de « startup », est considéré officiellement par l’État de Californie comme le point de départ de la Silicon Valley, par son enregistrement en tant que California Historical Landmark en 1987, protection étendue en 2007 par son placement sur la liste des National Register of Historic Places. »
Avec ces deux grandes figures de réappropriation créative, la « dernière pièce de la maison » s’est au fil du temps construite une image plus que flatteuse ! C’est finalement son caractère hybride et ses allures de bazar qui ont ouvert les valves de l’inventivité de ses locataires… C’est une place que l’on aménage le temps d’un projet (un garage band ou du tuning automobile à l’adolescence, une start-up à la vingtaine, un vide grenier ouvert sur la rue à la trentaine…), et dans laquelle on ose s’accomplir selon ses compétences et passions propres.
Si la figure du garage porte de nombreux imaginaires ancrés dans l’Histoire sur ces épaules, qu’en est-il de son évolution dans les temps qui viennent ? La disparition plausible de l’automobile comme propriété des ménages n’interroge-t-elle pas la place de cette pièce si particulière ? Tandis que les garages vides tendent à être loués ou partagés par le biais d’initiatives émergentes, certains architectes commencent également à repenser l’habitat sans voiture… et donc par extension sans hangar à autos ! Nous verrons bien si le local à vélo, une fois démocratisé, saura offrir autant de potentiel de réappropriation pour ses usagers !
Pour aller plus loin :
- Garage Sale (les vide-greniers aménagés dans des garages aux Etats Unis) – sur le Wikipédia anglophone
- Garagisme, un magazine sur la “car culture” – sur mag.lesgrandsducs.com
- Dans un garage, Dell joue la carte de la start-up pour séduire à nouveau – sur minimachines.net