Faut-il surfer sur le tourisme de désolation ?

18 Jan 2022 | Lecture 4 min

Avez-vous déjà visité Pompéi, les catacombes ou les plages du débarquement ? Si oui, alors vous avez pratiqué du tourisme de désolation. Rassurez-vous, rien de grave. On vous explique…

Des visites guidées en combinaison blanche ; des villages fantômes à la chaîne, abandonnés du jour au lendemain et figés dans leur jus soviétique ; une zone d’exclusion de 30 kilomètres de rayon, établie par le gouvernement depuis plus de 30 ans ; une nature qui reprend ses droits malgré les radiations…

Tentation macabre

Pour quelles raisons peut-on être tenté de faire du tourisme à Tchernobyl ? S’agit-il de s’assurer que l’événement a bien eu lieu, de « voir pour y croire » ? Les visiteurs s’y rendent-ils dans un esprit de commémoration et de communion émotionnelle ? Ou alors pour vivre une aventure instagrammable dans une plaine ukrainienne radioactive ?

Le « dark tourism », c’est un peu tout ça à la fois. En 2006, le chercheur anglais Philip Stone l’a défini comme « l’acte de voyager dans des sites associés à la mort, à la souffrance et à tout ce qui s’apparente au macabre ». Ainsi décrit, le phénomène peut sembler problématique : de nombreux commentateurs y voient une forme de voyeurisme sensationnaliste ou de curiosité morbide.

Effet de mode

Quand en 2019, la mini série Tchernobyl est diffusée par HBO, le nombre de visiteurs du site de la catastrophe nucléaire double. « Tchernobyl ne devrait pas être aussi plaisant », avait lancé la journaliste du Guardian Rebecca Nicholson. Certes, la chroniqueuse parlait de la série. Mais elle soulignait déjà une sorte de dilemme éthique, un cas de conscience qui est précisément au cœur du “tourisme noir”.

Quelques mois plus tard, un autre papier du Guardian revenait sur cet afflux soudain de visiteurs. Décrivant une ambiance de Disneyland saveur post-apocalypse, l’auteur s’attardait sur la mise en scène du danger à laquelle les locaux devaient se conformer pour satisfaire les attentes des visiteurs. L’article concluait que si « certains sites de tragédie restent en dépit d’une forte fréquentation des lieux de recueil et de gravité, la visite de Tchernobyl est une expérience confuse et nauséeuse ».

En 2019, le mémorial d'Auschwitz avait lancé sur Twitter un appel à la décence auprès des visiteurs du site - Twitter

En 2019, le mémorial d’Auschwitz avait lancé sur Twitter un appel à la décence auprès des visiteurs du site – Twitter

Commémorer l’histoire

De fait, depuis l’apparition de l’expression dans les années 1990, journalistes, chercheurs et professionnels du tourisme s’interrogent. D’un côté, quel que soit son nom (tourisme de désolation, thanatourisme, tourisme négatif…), le tourisme noir est parlant pour tout le monde et il décrit une réalité touristique en plein essor. De l’autre, il recouvre des réalités, des pratiques et des produits touristiques extrêmement variés, et parfois contestables.

Les plus sérieuses et légitimes sont naturellement de caractère historique. On pense au tourisme de champ de bataille comme à Verdun, de prison ou de cimetière, de patrimoine esclavagiste comme à Gorée, sans oublier le tourisme de génocide ou de camp de concentration. Dans ces cas, une approche éducative et mémorielle, souvent académique ou institutionnelle permet de limiter les dérapages éthiques. Mais le caractère historique ne garantit rien pour autant. Parlant de “commercialisation de la souffrance”, le magazine Géo mentionne des circuits éhontés au Rwanda : « Safari gorilles et mémorial du génocide (des Tutsi) en trois jours »…

Voir le présent

Dans la revue de recherche sur le tourisme Téoros, la chercheuse Taïka Baillargeon documente un intérêt croissant ces 20 dernières années pour les lieux récemment traumatisés, ou parfois même en pleine détresse.

En effet, certains touristes noirs voyagent désormais en zones de guerre (Somalie, Irak, Afghanistan…), aidés par des tours opérateurs spécialisés comme War Zone Tours ou Disaster Tourism. D’autres débarquent dans le sillage de catastrophes naturelles comme en Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Autre cas de figure, la pauvreté, considérée comme une souffrance, peut faire l’objet de tourisme noir. On visite alors des bidonvilles ou des camps humanitaires.

Dérapages éthiques

Dans ces circonstances, la bonne distance avec les populations endeuillées est difficile à trouver et les atteintes à la dignité semblent les plus critiques. Dans le cas du “tourisme de l’apocalypse”, qui explore les écosystèmes condamnés par le dérèglement climatique, les touristes accélèrent même la destruction des milieux. Mais les choses ne sont pas si univoques d’après Taïka Baillargeon : “Lorsqu’on s’intéresse à la question, on s’aperçoit assez vite que malgré une perception négative du tourisme noir, ce dernier a probablement plus d’impacts positifs que négatifs.” Compilant un ensemble d’études sur le sujet, elle identifie notamment des retombées économiques, des retombées sociales et enfin émotionnelles.

La première est la plus évidente, sans s’attarder dessus on soulignera que de plus en plus de voyagistes dits responsables s’efforcent de redistribuer les bénéfices aux populations locales. La seconde est le fait qu’à travers le tourisme noir, des habitants puissent prendre part à l’écriture de leur histoire. Il arrive en effet que différentes versions soient en conflit, le tourisme noir devient alors une “plateforme de débat”. On pense notamment à la Maison Jaune à Beyrouth, lieu de mémoire de la guerre civile qui symbolise les fractures communautaires du pays. On sait aussi à quel point l’implication des anciens détenus dans les visites des prisons de la Stasi à Berlin ou de Robben Island au Cap a été importante pour les victimes. Certains parlent alors de “phoenix tourism”, comme une résurrection.

Touristes de l'apocalypse au Groenland - Discovering the Arctic

Touristes de l’apocalypse au Groenland – Discovering the Arctic

Tabou mortel

Enfin, la chercheuse souligne un impact émotionnel : à travers la commémoration, le tourisme noir peut servir comme outil de deuil, à la fois pour les populations locales et les visiteurs. Chaque année, le mémorial du 11 septembre à New York reçoit des millions de visiteurs. À Paris, la stèle du Bataclan fait office de lieu de recueillement. “On pourrait même avancer que la commémoration et le respect des morts a un potentiel de rallier touristes et communautés locales” ajoute Taïka Baillargeon.

On touche ici du doigt la dimension anthropologique, la plus taboue du tourisme noir, le rapport à la mort. En effet, pour différents chercheurs, l’essor du tourisme noir est lié à la mise à distance de plus en plus grande de la mort dans les sociétés occidentales. “Le tourisme noir serait l’une des rares formes de médiation qui restent entre les vivants et les morts” résume Takïa Baillargeon. Ainsi, il endosserait le rôle métaphysique de la religion lorsque celle-ci perd en influence. À Bénarès par exemple, les incinérations sur le Gange continuent à fasciner. Peut-être aussi qu’à la manière du memento mori, des combats de gladiateurs ou des exécutions publiques, le tourisme noir nous rappelle la fragilité de notre condition humaine.

Usbek & Rica
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