Faut-il en finir avec les feux rouges ?
La fin des feux, le fin du fin urbain ? Faut-il supprimer les feux rouges ? C’est l’un des débats qui agitent régulièrement les cénacles urbanistiques, et qui connaît cette année un regain d’actualité. Les nombreux articles publiés en février dernier en attestent, en écho à de nombreuses initiatives alors expérimentées en France. Mais la question dépasse en réalité le seul cadre des feux rouges, et de l’accidentologie automobile. En creux se pose l’épineuse question de la coexistence des modes en ville, un défi séculaire des villes denses, en pleine ébullition aujourd’hui…
Une mesure contre-intuitive… mais pleine de bon sens
Suivant l’exemple convaincant d’Abbeville, première ville hexagonale dépourvue de feux tricolores (ou presque), de nombreuses grandes métropoles ont envisagé cette solution suprenante. Bordeaux, Nantes, Niort, Rouen et récemment Paris, dans le cadre de son Plan Piéton voté début 2017, souhaitent ainsi remplacer les immuables feux tricolores, pourtant presque aussi vieux que la voiture elle-même. De fait, les traditionnels feux rouges sont, dans l’esprit d’une majorité d’élus et de citadins, indissociables de la mobilité contemporaine. En France, plus de 30 000 carrefours en sont ainsi équipés, au point que l’on peut donc s’interroger : mais pourquoi diable vouloir s’en affranchir ?
La réponse est d’autant plus surprenante qu’elle est a priori contre-intuitive : la suppression des feux tricolores profiterait avant tout à la sécurité routière… En effet, comme l’expliquait Christophe Damas, expert en régulation du trafic routier au sein du vénérable CEREMA (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), dans les colonnes du Parisien :
“On estime qu’environ 10 000 accidents, provoquant 150 morts et 1 500 blessés, se produisent chaque année en France au niveau de carrefours à feux. Dans certaines agglomérations, des études ciblées ont montré que les carrefours les plus accidentogènes sont ceux équipés de feux tricolores. […] Un test mené à Philadelphie (Etats-Unis) après la suppression de feux inutiles montre que cela a permis de réduire de 25 % les accidents sur les intersections concernées.”
En effet, l’absence de feu rouge pousse les conducteurs à être plus vigilants à l’approche des croisements (et à ne pas accélérer quand le feu vire à l’orange, ni à freiner brutalement lorsqu’il passe au rouge), et oblige aussi les piétons et autres usagers de la route à mieux regarder lorsqu’ils s’aventurent sur la route. Au final, ce petit zeste de concentration supplémentaire s’avère particulièrement vertueux…
Rééquilibrer le partage de la route pour apaiser les flux
Mais les bénéfices ne sont pas qu’accidentologiques, loin de là. En effet, la suppression des feux rouges amène dans le débat public à une question fondamentale pour l’avenir de nos villes, évoquée de manière de manière plus ou moins explicite dans les articles et discussions sur le sujet. En effet, la disparition envisagée des feux de signalisation vient directement interroger la coexistence des modes dans l’espace public, et donc le partage de la route par tous les modes. Une petite révolution : durant un siècle, la rue s’est vue toujours plus fragmentée, hiérarchisée, avec d’un côté les piétons, de l’autre les véhicules (et au milieu les cyclistes, que l’on n’a jamais trop su de quel côté ranger…). En un sens, durant toutes ces années, les feux rouges ont permis de préserver ce “statu quo modal”. De fait, envisager la suppression des feux rouges revient à reconsidérer cet état de fait, au profit d’un nouvel apaisement urbain qui reste encore à façonner.
C’est d’ailleurs ce qu’explique un excellent article du Guardian, publié au creux de l’été et qui nous a inspiré celui-ci. Le billet en question prend pour objet d’étude un type de vidéo bien connu des aficionados de la mobilité urbaine : des séquences souvent fortement virales, qui présentent des carrefours absolument chaotiques en Inde, Ethiopie, Vietnam ou ailleurs. Mais ce chaos n’est en réalité qu’apparent, comme l’explique l’autrice et les urbanistes interrogés pour l’occasion. A bien y regarder, ces vidéo soulignent en effet l’inverse, à savoir la formidable capacité d’auto-gestion des usagers, malgré (ou grâce à ?) l’absence de toute signalisation et feu tricolore. Et l’autrice de démontrer combien ces vidéos peuvent être utiles pour comprendre, et potentiellement réorganiser, le partage de la voirie dans un monde de flux toujours plus variés :
“The idea of stripping roads of traffic lights, markings, stop signs and barriers is being adopted in cities across the world, and has been discussed in urban design circles for decades. The concept was first developed by Dutch traffic engineer Hans Monderman. “Shared space” (a phrase coined by Hamilton-Baillie) essentially means that if physical traffic controls are removed, “road users will work it out for themselves in a civilised fashion”, says Prof John Adams of University College London.”
Au-delà des feux, c’est donc toute la signalétique qui pourrait disparaître, au profit d’un regain de “civilité” chez les usagers de la route. Or, la civilité n’est-elle pas la définition même de l’urbanité, au sens étymologique du terme ? Si la suppression des feux tricolores est donc une mesure pleine de bon sens sur le plan de la gestion des flux (à condition de supprimer les bons feux, comme l’expliquent les ingénieurs spécialisés sur le sujet), elle pourrait plus largement contribuer à la réorganisation des villes dans leur ensemble, à partir d’un rééquilibrage des usages de la rue, et in fine de la “ville apaisée”. Nul doute que les années à venir, si cette réduction des feux se démocratise, nous offriront d’intéressants scénarios en termes de morphologies urbaines et modales !
Vos réactions
Si « l’excellent article » que vous citez n’avait pas été publié dans The Guardian mais dans un quotidien flamand, auriez-vous copié-collé le texte en néerlandais ? Déjà que ce genre de théorie est difficilement acceptable pour le commun des mortels qui se déplace en voiture, ne pas traduire une partie de l’argumentaire me semble élitiste. J’adhère totalement au fond mais je déplore le paragraphe en anglais. On assiste à une réelle guerre urbaine entre les usagers des différents modes de déplacement, il est nécessaire que tout le monde comprenne les enjeux de la diminution de la circulation automobile, et cela passe par un texte en français.
Met vriendelijke groet (« bien cordialement » en néerlandais).
La voirie apaisée ça marche … à 20 km/h. Sinon, c’est le plus puissant qui prend la priorité.
Et face à certaines peurs comme indiquées au début de l’article suivant mentionné dans la revue du presse du Pop-Up Urbain d’août le feu de circulation, ou son équivalent, a encore de l’avenir devant lui pour contraindre les moteurs à laisser de la place « aux modes doux ».
http://www.courrierinternational.com/article/innovation-voitures-autonomes-contre-cyclistes-la-guerre-sera-bientot-declaree