Fabriquer la ville intelligente à partir des intelligences de la ville

7 Jan 2014

Smart city ou ville intelligente, cette nouvelle terminologie irrigue depuis quelques années le discours des collectivités publiques, des grands opérateurs de services urbains, des entreprises de l’immobilier et des industriels du numérique qui s’intéressent à la ville.

Elle est le reflet d’une ambition partagée qui consiste à produire une ville plus durable, offrant de meilleurs services à ses habitants, avec un maximum d’efficience pour limiter les coûts. Pour cela, le récent rapport de l’Institut de l’Entreprise (Smart Cities. Efficace, Innovante, Participative : Comment rendre la ville plus intelligente) nous explique que « la métropole intelligente développe le numérique dans les services urbains pour rendre la ville plus efficace, expérimente de nouvelles collaborations public-privé pour accroître les retombées économiques et fait participer les habitants à la fabrication de la ville ». Concrètement, les projets de ville intelligente qui fleurissent autour de nous peuvent être classés, pour simplifier, en trois catégories :

  1. Les systèmes de gestion optimisée des flux de la ville (transport, énergie, eau…) par le déploiement de capteurs, d’infrastructures de communication, d’algorithmes et de tableaux de bord.
  2. Les services publics accessibles via de nouvelles interfaces numériques (applications mobiles, sites web, bornes, tags NFC, télépaiement…), plus proches des gens et plus efficaces.
  3. Les dispositifs de participation citoyenne numérique, avec votes par SMS, dialogue avec les élus sur les réseaux sociaux, expression des habitants sur des blogs ou des wiki-territoriaux…

A chaque fois les intentions sont louables mais la mise en œuvre est trop souvent techno-centrée : de nouveaux dispositifs numériques sont mis en place pour répondre à des besoins supposés… En fait, dans ces projets on s’intéresse de manière superficielle aux usages actuels du numérique par les citadins, ou à leurs attitudes face à ces technologies et aux services qu’elles permettent de déployer. Mais alors, si l’on prenait au mot les intentions initiales d’associer les habitants à la démarche et si l’on se posait donc la question du numérique urbain de leur point de vue à eux, est-ce que cela ne changerait pas notre manière de fabriquer cette ville intelligente ?

Le citadin-objet qui veut reprendre la main

Le citadin-objet fait son check-in sur Foursquare. Crédits : Foursquare

Le citadin-objet fait son check-in sur Foursquare. Crédits : Foursquare

Intéressons-nous d’abord au premier type de projet. Le citadin y est considéré comme un           « objet » qui laisse des traces dans la ville. Il est observé et son comportement analysé. Il badge avec sa carte de transport en commun en montant dans un bus, son téléphone mobile est géo-localisé en temps réel par son opérateur, il passe devant une caméra de vidéosurveillance, il fait son check-in sur Foursquare… Grâce à la puissance des algorithmes informatiques, autour de lui tout est optimisé et fluidifié, tout est pris en charge. Pour lui, c’est la ville facile ! Mais prenons le temps de nous interroger un peu plus longuement sur ses pratiques. Agit-il uniquement par habitude et conformisme, se pose-t-il parfois des questions et envisage-t-il même de reprendre la main :

Est-ce que je pourrais me rendre anonyme ? Si j’essaye de passer inaperçu, est-ce que je serais considéré comme un mauvais citoyen, voire un individu suspect (lisez-donc un article de Evgeny Morozov qui lance la controverse de la protection de la vie privée en termes d’éthique) ? Qui collecte toutes ces données sur moi et pour quoi faire (je veux bien si c’est pour le service public mais pas pour que des marques me vendent quelque chose) ?

Si j’avais moi-même accès aux données de la ville est-ce que je serais capable d’en faire quelque chose d’utile ou d’intéressant (Simon Chignard pointe les tensions entre la démarche intégrée de la « smart city » et l’approche ouverte de l’open data) ?

Et si c’était mes propres données que je pouvais réutiliser, est-ce que je pourrais en faire quelque chose qui a du sens pour moi (en s’inspirant par exemple du projet MesInfos de la Fing)?

Le citadin-consommateur qui veut exprimer des critiques

Le citadin-consommateur consulte Google Maps pour trouver le meilleur itinéraire et se rendre chez un ami.

Le citadin-consommateur consulte Google Maps pour trouver le meilleur itinéraire et se rendre chez un ami.

Dans le deuxième type de projet, le citadin est un « consommateur » qui utilise la ville et vit des expériences. Il visite la ville grâce à des QR Codes disposés dans les lieux remarquables, il joue sur sa console en attendant le métro, il utilise sa carte multi-services pour aller à la piscine, à la bibliothèque et même prendre les transports en commun, il consulte Google Maps pour trouver le meilleur itinéraire et se rendre chez un ami, il s’arrête quelques minutes subjugué par une œuvre numérique projetée en 3D devant la gare… Là encore on peut se demander s’il n’a pas quelques critiques à exprimer et si cette posture consumériste le rend heureux :

Est-ce que cela ne me pose pas problème que des habitants de ma ville soient plus égaux que d’autres face à ces services numériques : certains n’ont pas les bons outils, d’autres n’ont pas les bons savoir-faire (le rapport du CNN sur l’inclusion numérique aborde ces problématiques de manière globale) ?

C’est bien confortable d’habiter dans une ville qui me rend tant de bons services mais est-ce que j’ai besoin qu’on m’assiste toujours avec des petits gadgets numériques, est-ce que je me contente d’une attitude de consommation passive ? Est-ce que je ne peux pas plutôt utiliser les technologies du numérique pour exprimer ma créativité, agir sur le monde qui m’entoure et me relier aux autres (comme le suggère David Gauntlett, interviewé à propos de son ouvrage Making Is Connecting) ?

Et pour améliorer les services qui me sont offerts, est-ce que je serais prêt à m’impliquer, à donner mon avis, à expérimenter des prototypes imparfaits, voire à hacker la ville moi-même et contribuer ainsi à la transformer avec un brin d’astuce ?

Le citadin-contributeur qui veut du collectif

Le citadin-contributeur enrichit la carte OpenStreetMap de son quartier. Crédits : OpenStreetMap

Le citadin-contributeur enrichit la carte OpenStreetMap de son quartier. Crédits : OpenStreetMap.

Et finalement, dans le troisième type de projet, on voit le citadin qui est devenu contributeur et qui ajoute de la valeur à la ville par ses idées, sa créativité ou son travail. Il donne d’abord son avis, partage ses connaissances et rend même des services à ses voisins. Il publie des commentaires dans Yelp sur les restaurants qu’il aime, il diffuse ses photos prises dans la rue sur les réseaux sociaux, il propose de prendre des covoitureurs sur Blablacar, il a complété la page Wikipédia du Musée Africain de sa ville, et a même participé à une CartoPartie pour enrichir la carte OpenStreetMap de son quartier… Bref, nous avons affaire à un individu très actif et son implication va au-delà des dispositifs de concertation institutionnels. C’est une manière pour lui de se sentir bien dans sa communauté mais pourra-t-on toujours compter sur lui :

Si nous sommes toujours les mêmes à contribuer au bien-être commun, est-ce qu’on ne va pas finir par se fatiguer ? Et finalement, comment pourrait-on assurer la relève et mobiliser d’autres concitoyens ? (La Fing a exploré les tensions entre Pour Tous et Par Tous)

Est-ce que la collectivité ne compte pas trop sur nous ? Et si elle se désengage, que va-t-il arriver à ceux qu’on ne pourra pas aider, ou qui ne s’aideront pas eux-mêmes ? (Manu Bodinier nous interroge sur cette question de l’empowerment et de la solidarité : de quoi le pouvoir d’agir est-il le nom ?)

Les citadins intelligents

En adoptant ainsi le point de vue des citadins, nous comprenons bien que le numérique est déjà très présent dans leurs vies, dans leurs routines quotidiennes mais aussi dans leurs manières un peu rebelles de bricoler la ville autour d’eux. Nous saisissons ainsi leur capacité à prendre du recul par rapport aux usages de leurs données privées, à consommer de manière critique et responsable, et même à s’impliquer pour co-produire leur environnement et les services urbains. L’enjeu aujourd’hui est de s’appuyer sur ces « intelligences de la ville » pour fabriquer ensemble une « ville intelligente » qui a du sens et dans laquelle les citadins se reconnaissent.

Emile Hooge

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Vos réactions

Emile Hooge
13 janvier 2014

Heureusement, Marc, qu’il y a dans nos villes des citadins intelligents, qui se posent des questions, voire qui sont un peu rebelles… !

Il reste néanmoins un certain nombre d’enjeux collectifs majeurs pour cultiver ces « intelligences urbaines » : développer la littératie numérique et le pouvoir d’agir du plus grand nombre de citadins, protéger les libertés individuelles et éviter de la dérive d’une société de la surveillance, promouvoir le domaine public et les biens communs de la connaissance…
Ca me fait penser à une belle conférence de Valérie Peugeot sur laquelle je suis tombé ce matin : https://www.youtube.com/watch?feature=c4-feed-u&v=1-fLmqf1MQM&app=desktop

Ksenia Ermoshina
27 janvier 2014

Bonjour Emile,
merci beaucoup pour votre article. Je fais ma thèse au Centre de Sociologie de l’Innovation sur les applciations citoyennes en France et en Russie (je suis russe), et au moment où je l’avais commencée, peu de textes francophones en parlaient. Heureusement la situation semble s’améliorer. Peut-être connaissez-vous d’autres chercheurs qui s’intéressent à une « citoyenneté mobile » ?

Lyseconcept
19 juillet 2017

Bonjour
Je vais mettre un gros pavé dans la marre de l’innovation.
Notre pays est géré par des lois, des règlements, des normes, des conformités.
Sortie de ce système vous êtes interdit, ce qui fait que l’innovation est un leurre qui permet de faire croire à une avancée de progrès quand dans le fond on ne fait que du surplace en modifiant l’existant.
Toutes ces obligations datent de 45/50 ans en arrière, on fonctionne avec un système de VIEUX, bloqué sclérosé anti progressiste.
Pourquoi aujourd’hui tout le monde utilise ce mot -innovation- ? Parce qu’on a interdit l’invention, l’initative inventive, le progrès, le changement, la réforme. On s’enlise dans le Vieux en cherchant par quel moyen on peut s’en sortir mais toujours avec les mêmes lois, les mêmes règlements, les mêmes normes, les mêmes conformités.
J’ai assisté à une conférence euroméditerranée où un visionnaire nous faisait part de demain. La majorité des gens présents s’ont rien compris face à un extra terrestre d’une autre planète dans une autre dimension.
L’innovation ne dure que le temps de la publicité qu’on lui fait pour passer très vite à un autre leurre.

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