Les « spécialistes » : quand Paris était la capitale mondiale de l’agriculture
Pendant plusieurs mois s’est tenue au Pavillon de l’Arsenal l’exposition Capital Agricole. Celle-ci explorait la passionnante histoire agricole de l’Île-de-France et proposait certaines pistes pour la reconfiguration de lieux urbains en espaces de culture. Nous avons rencontré Augustin Rosenstiehl, architecte et commissaire de l’exposition afin qu’il nous présente ses propositions pour une ville du futur plus agricole.
Les spécialistes. C’est le nom donné par l’exposition Capital Agricole aux agriculteurs de la ceinture francilienne au tournant du 20ème siècle. Sans s’en douter, ils participèrent à un des plus grands épisodes agricoles de l’histoire de l’humanité. Ces quelques décennies où l’Île de France sut développer une agriculture horticole dont la productivité, l’inventivité, la diversité n’a jamais été égalée, quand des milliers de cultivateurs nourrissaient Paris tout en préservant la faune et la flore locale. Une histoire de la paysannerie alimentée par l’immigration et soutenue par l’état, qui se voit finalement balayée au lendemain de la guerre par le récit moderniste que souhaite imposer le général De Gaulle. « Cette banlieue parisienne, on ne sait pas ce que c’est ! Mettez-moi de l’ordre dans ce bordel ! » se serait-il écrié avec la verve qu’on lui connaît.
De l’ordre dans le bordel
À travers un travail historique et géographique minutieux, l’exposition Capital Agricole retrace la richesse et la complexité d’un territoire et des pratiques paysannes qui l’animaient. Une histoire de la couronne parisienne aujourd’hui oubliée, qui jette un éclairage nouveau sur les problématiques urbaines et environnementales contemporaines. Alors que les villes s’engagent volontiers dans l’agriculture urbaine, Augustin Rosenstiehl commissaire d’exposition et architecte propose plutôt une stratégie urbaine agricole, capable de recréer de l’urbanité dans les territoires périphériques. Il propose ainsi une vision créative de la métropole de demain où l’habitat, la nature et l’agriculture sont en partage.
Co-fondateur de l’agence d’architecture SoA qui lance en 2012 un Laboratoire d’Urbanisme Agricole (LUA), Augustin Rosenstiehl s’est toujours intéressé aux liens qui unissent l’agriculture et l’urbanisme. « Je viens de l’ethnologie, il y a une relation entre habiter, cultiver et la nature qui est fondamentale en ethnologie. Je l’ai retrouvée en arrivant dans le monde de l’architecture mais de manière très différente. Ça m’a tout de suite interrogé. » L’architecture répond-elle aux défis de la crise environnementale ? « En tout cas elle ne parle que de ça. On se met des objectifs très hauts, pour consommer moins et récupérer l’énergie. Les immeubles deviennent des thermos, ils embarquent des machines extrêmement complexes pour toujours moins consommer. Tout ça c’est pour l’environnement, on est à fond dedans. Maintenant est-ce que c’est la bonne réponse à la question environnementale, ça je ne crois pas. Est-ce qu’on a fait un pont entre ça, nos modes de vie, l’alimentation, la qualité de nos sols et la question sociale ? Non. C’est pour ça, l’exposition marque un peu un événement, elle pose clairement la problématique. »
L’espace public par l’agriculture
Cette stratégie d’urbanisme agricole est une volonté d’améliorer l’urbanisme de la ville périphérique : de partir de l’existant et de le restaurer par la pratique agricole. « Nous défendons que cette pratique agricole amène de l’urbanité, elle dessine de l’espace public. Ce dont souffre la périphérie, ce n’est pas que les bâtiments ne seraient pas assez beaux, c’est l’absence d’espace public. » La première partie de l’exposition s’efforce justement de montrer la richesse de l’urbanité de l’Île de France au début du XXème siècle. Une myriade de configurations agricoles dessinait alors la couronne francilienne, de la petite scierie en lisière de bois, à l’exploitation maraîchère le long d’un canal, en passant par l’école de jardinage ou l’usine des eaux d’épandage. Les usages traçaient ainsi les chemins, délimitaient les activités et faisaient naître l’espace public. Ils créaient un territoire complexe et vivant aux flux multiples.
« Il faut refaire un territoire complexe, c’est le premier facteur du vivant. Le vivant est une forme de colocation d’interdépendances. Ce qui tue la biodiversité c’est la simplification du relief. Ça ne veut pas dire faire n’importe quoi ou faire du chaos, c’est faire d’une façon intelligente. C’est une façon de réorganiser les liens sociaux à travers l’agriculture, la connaissance, l’apprentissage et la modernité. » Pour mettre sur pied cette transition d’avenir, l’exposition prend appui sur les « nouveaux terriens », ces agriculteurs qui n’ont pas attendu pour transformer leur métier, quitte à remettre au goût du jour les usages perdus des « spécialistes ».
Des fermes ouvertes sur la ville
Parmi eux, Florent possède quelques hectares avec sa femme et ses enfants à Pussay en Essonne. Il pratique une agriculture souple, inventive et multidisciplinaire. Inscrit en Amap, il fournit également l’école du coin en produits bio, il fabrique ses outils low-tech en fonction de ses besoins et tisse du lien avec sa communauté. « Nous ne sommes pas seulement dans l’acte de produire une carotte ou un radis explique-t-il. Nous réinventons un modèle agricole en donnant la place aux habitants, aux consommateurs, aux élus… ».
Enfin, au-delà de la pratique et de l’humain, l’exposition se penche sur des lieux : ces lieux à reconfigurer en ferme pour mettre concrètement en œuvre la stratégie urbaine agricole. Une fresque explore ainsi différentes reconfigurations qui pourraient accueillir l’agriculture de demain dans des bâtiments d’aujourd’hui. Ce sont autant de petits lieux de partage et de biodiversité qui naissent sous les traits d’une station-service, d’un data center ou d’un lotissement…
« On a hérité d’une ère utopique qui a voulu ranger la nature. Il faut clore cette parenthèse qui tue les sols et la biodiversité. La ferme est la porte d’entrée de l’urbanisme agricole de demain. » Commissaire d’exposition Augustin Rosenstiehl est aussi prophète de sa stratégie urbaine agricole, il multiplie les visites guidées de l’exposition, les débats au Pavillon de l’Arsenal où il convie volontiers les politiques, les chercheurs et les agriculteurs. « On propose une vraie stratégie inspirée du passé et qui avec les connaissances d’aujourd’hui pourrait aller très loin. Tout le monde trouve ça très bien mais personne ne s’en empare. Je pense qu’aujourd’hui on vit dans un monde de déni ».