Et si le voyage contribuait à l’évolution de nos villes ?
Voyager. Ou “partir à la rencontre de”. Le voyage en tant que tel est depuis bien longtemps soumis à de nombreux fantasmes collectifs. Marco Polo, ce marchand aventurier, qui inspira les premiers cartographes tels que Fra Mauro ou de nombreux explorateurs tels que Christophe Colomb, nous offre les premiers récits du monde oriental. Albert Londres, ce courageux reporter, délivre les premières informations tournées sur le monde, venues d’ailleurs.
Courage, exploration, découverte, aventure, dépassement de soi voire héroïsme sont associés à l’imaginaire collectivement adopté en ce qui concerne le voyage. Partir en voyage se révèle bien plus fort que du tourisme. Tels des explorateurs en herbe, nous chaussons nos bottes d’Indiana Jones, à la quête de nouvelles aventures.
Ce passage à l’acte face au besoin d’exotisme se manifeste et s’exprime de plus en plus au sein de nos sociétés et de diverses manières. Si le tourisme et le voyage en général se sont largement démocratisés au cours des deux derniers siècles, notre époque connaît une explosion du phénomène. Notamment via la démultiplication de programmes télévisés tels que “J’irai dormir chez vous”, à travers lesquels Antoine de Maximy fait profiter les téléspectateurs de son aventure d’explorateur. Arrivé dans un pays, ce dernier se lance comme défi de partir à la rencontre des locaux, de découvrir leurs lieux et modes de vie en allant dormir chez eux. Un peu plus tard, des émissions telles que “Pékin Express” ont proposé une expérience similaire à des personnes lambda.
Aujourd’hui, voyager, partir à l’aventure, explorer, rencontrer est à la portée de tous. La peur du loin s’estompe, voire incite au déplacement. Internet et les réseaux sociaux abondent de récits d’anonymes “partis en voyage”, à la recherche d’une expérience, qu’ils retranscrivent en récit tels des Marco Polo des temps modernes. Alors que signifie “partir en voyage” dans notre société actuelle ? Qu’est-ce que le voyage révèle sur nos sociétés aujourd’hui ? Et sur notre ville de demain ?
Du tourisme au voyage : cette autre manière d’expérimenter
L’origine du voyage remonte à l’Antiquité. Elle relève du domaine militaire et désigne le service mercenaire. C’est au Moyen-Âge que le terme étend son domaine de compétences aux croisades, pèlerinages, mais aussi aux expéditions marchandes. Très vite, les découvertes issues de ces déplacements poussent à l’admiration. De la découverte des mathématiques, à celle des Amériques en passant par l’importation du café, ou la découverte des lions, ces expéditions font fantasmer sur un ailleurs, un inconnu. Un danger qu’on a su dompter à force de bravoure. Le voyage est un récit.
“Le voyage vous fait et vous défait” affirmait l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier. Au fil du temps, le voyage subit une évolution de sens, tout en conservant ses vertues d’exotisme. Il devient l’expression d’une liberté personnelle. Il devient un mode quasi-obligé de la construction de l’identité personnelle.
Le tourisme exprime une tout autre pratique. Il désigne le Tour qu’effectuent les jeunes aristocrates anglais en Europe. C’est au 18e qu’apparaissent des ouvrages spécialisés appelés à juste titre, The Grand Tour. Ces derniers indiquaient aux jeunes anglais ce qu’ils devaient voir, écrire dans leur “journey” et ce qu’ils devaient remettre à leur père après leur “travel”. Le tourisme est donc codifié et décrit un parcours défini à l’avance, planifié. Une pratique élitiste, qui se démocratise au fur et à mesure des siècles avec l’évolution de la structure socio-économique des sociétés européennes.
En somme, le voyage se distingue du tourisme par divers aspects. Selon le travail de recherche du géographe Bertrand Levy, le voyageur se distingue du touriste par sa sensibilité plus importante aux 4 et aux gens au cours de son déplacement. Il s’immerge dans la vie autochtone, abandonne tout confort et s’extrait de toutes les contraintes liées à sa vie sédentaire.
Comment voyageons-nous aujourd’hui ?
Paul Morand écrivain et académicien français affirmait que “le voyage moderne (était) un réflexe de défense de l’individu, un geste antisocial. Le voyageur est un insoumis (…). On voyage pour exister; pour survivre; pour se défixer”. Dans la tendance actuelle, nous ne “tourismons” plus. Nous voyageons. A la recherche d’une expérience.
De manière générale, nous assistons de plus en plus sur nos fils d’actualité Facebook au partage d’expériences des voyages de nos amis. Loin des tours opérator, nous nous donnons les bons tuyaux pour tel ou tel pays. Du côté de la gente féminine, de nombreux groupes se créent pour se donner des conseils, ou traverser ensemble des endroits dits “à risques”. En quelques sortes, les réseaux sociaux nous ont permis aujourd’hui d’amoindrir les risques liés à l’inconscience pour laisser place à l’aventure.
Par tous les moyens, nous cherchons de plus en plus à fuir les sites touristiques surchargés, au profit des villages, des rencontres exclusives et insolites. Si cela se ressent sur les réseaux sociaux, la demande s’exprime également dans les lignes éditoriales des nouveaux guides touristiques. La collection des éditions Jonglez des Guides Secrets et Insolites par exemple, publie des guides construits par les habitants. Au fil des pages, vous découvrez des endroits insolites, habités, vécus par ces mêmes habitants. Une manière de vivre la ville autrement.
Pour ce qui est du logement ou des transports, de nombreuses pratiques ont été favorisées par l’émergence du numérique. On voyage en covoit, on dort en Airbnb ou on fait du couchsurfing. Le point commun ? Rencontrer et vivre une expérience particulière.
En 2015, Wael Sghaier originaire d’Aulnay-sous-Bois, nous rappelait également que la définition du voyage, telle que nous la concevons aujourd’hui, ne dépendait plus d’une distance. Muni de son sac à dos, à l’image d’un épisode de “J’irai dormir chez vous”, le jeune homme partait à la découverte de son département.
Le voyage comme quête d’une nouvelle société et d’un nouveau vivre ensemble ?
Stefan Zweig expliquait que “depuis des temps immémoriaux, il flotte autour du mot voyage un arôme d’aventure et de danger, un souffle de hasard capricieux et de captivante précarité. Lorsque nous voyageons, ce n’est tout de même pas uniquement par amour des lointains ; nous voulons aussi quitter notre domaine propre, notre univers domestique si bien réglé au jour le jour, nous sommes poussés par l’envie de ne plus être chez nous et donc de ne plus être nous-mêmes. Nous voulons interrompre une vie où nous ne faisons que végéter pour vivre pleinement.”
Au final, ce que le voyageur ne supporte plus dans le tourisme, c’est l’organisation. A travers le voyage, il cherche à fuir les schémas d’organisation du monde sédentaire duquel il provient. Pour Stefan Zweig, le voyageur ne doit pas transporter avec lui toutes ses habitudes et tout son confort en voyage. Il cherche à voyager léger, à se désencombrer, à se désaliéner de sa vie sédentaire.
Si le tourisme s’efface au profit du voyage, nous pouvons penser qu’il soit le révélateur d’un besoin d’une nouvelle forme sociétale que nous essayons de construire. En voyageant, en s’extrayant des codes actuels, nous prenons collectivement le recul nécessaire à la définition d’une nouvelle forme de vivre ensemble. L’expérience que nous apporte le voyage, la rencontre et le lien que nous tissons dans cet ailleurs répondent à des attentes qui d’ailleurs s’expriment dans les premiers contours de la ville de demain.
Par exemple, depuis plusieurs années, la pratique du wwoofing se développe. Ces voyageurs sans le sous partent dans des fermes biologiques d’autres pays pour vivre une expérience, apprendre quelque chose de l’autre, vivre en communauté et rencontrer. Si cela permet d’avoir un toit et de la nourriture pendant le voyage, la plus-value réside dans l’expérience et les valeurs transmises.
Si cette explosion du phénomène de voyage est aujourd’hui démocratisée grâce à des “pionniers”, leur médiatisation et leur partage, n’est-elle pas d’une certaine manière révélatrice d’une nouvelle société en cours de construction ? Comme un besoin de retour à l’essentiel, le voyage nous donnerait un recul nécessaire associé à une expérience constructive que nous viendrions ensuite appliquer à notre vie sédentaire. L’ensemble des valeurs induites dans cette définition du voyage ne se retrouve-t-il pas aujourd’hui au travers de pratiques urbaines telles que l’agriculture urbaine, les potagers collectifs, le consommer local ou des projets éphémères tels que les Grands Voisins ? A travers ces pratiques de l’urbanisme éphémère dont nous parlions il y a peu, n’essayons-nous pas aujourd’hui de placer une dimension de voyage dans notre expérience quotidienne de la ville ? Et donc d’”interrompre une vie au sein de laquelle nous ne faisons que végéter pour vivre pleinement” ensemble au quotidien” ? Si la tendance voyage change notre manière de visiter les villes, ne change-t-elle pas par conséquent notre manière de la vivre ?
Le dernier projet de Cyril Aouizerate en est le reflet. En mars dernier, était inauguré à Saint-Ouen, le premier MobHôtel. Son principe est simple. Comme dans tout hôtel, vous réservez une chambre pour un séjour. Pourtant, ici la structure est différente. Elle est pensée de manière à inciter ses occupants à vivre en communauté à la fois avec les autres visiteurs, mais aussi avec les habitants du quartier. Un concept révélateur du besoin de retour à l’essentiel et à la rencontre au sein de notre société.