Elon Musk urbaniste, retour vers le futur ?
Pour lutter contre la congestion du trafic routier, le multi-milliardaire Elon Musk s’est lancé dans la construction de tunnels souterrains tous azimuts. Avec une capacité annoncée de 960 km de forage par an, la Boring Company entend totalement redessiner les mobilités états-uniennes. Mais les premiers échecs et les nombreuses critiques remettent en question le projet du milliardaire : Elon Musk est-il en train de révolutionner l’aménagement, ou de recycler des imaginaires passéistes ?
Congestion du trafic routier : une fatalité urbaine ?
Les années 70 sonnent la démocratisation des voitures en ville. Toujours plus étendues, elles sont pensées pour favoriser un unique mode de déplacement. Une montée du tout automobile qui a eu des conséquences environnementales et sociétales majeures. Car aujourd’hui, faire marche arrière est difficile, et l’augmentation des flux de voitures en ville saturent les infrastructures qui ne peuvent plus suivre le rythme. Le résultat : les villes subissent l’augmentation de la pollution et des embouteillages impactant directement la qualité de vie des citadins. Une problématique à laquelle font particulièrement face les Etats-Unis, notamment deux des grandes villes les plus embouteillées du pays, selon les études réalisées par TOMTOM sur le trafic en 2021 : New York en 43ème position mondiale avec 35% de taux de congestion et de Los Angeles en 59ème position avec 33%.
Face à l’incapacité des villes à résoudre de façon efficace les problèmes de bouchons dans les espaces urbains denses américains, et alors qu’il était lui-même coincé au milieu des bouchons, Elon Musk, un des multimilliardaires les plus connus au monde tweete en 2016 “Le trafic me rend dingue. Je vais construire un tunnelier et commencer à creuser…”
Six ans après, début 2022, le premier tunnel creusé par le tunnelier super puissant d’Elon Musk à Las Vegas ouvre. Idée de génie ou foutaise totale, Elon Musk est-il en train de révolutionner les mobilités urbaines ?
Elon Musk, un génie du transport ?
Né en 1971 en Afrique du Sud, Elon Musk est un entrepreneur et homme d’affaires américain. Dirigeant de PayPal à ses débuts, il s’est fait connaître en lançant Tesla, une marque d’automobiles électriques, puis SpaceX, ambitieux projet de lanceurs spatiaux en partie réutilisables. C’est avec ces deux entreprises qu’Elon Musk est devenu l’un des hommes les plus influents du monde des nouvelles technologies. En septembre 2020, il a même atteint la place d’homme le plus riche du monde en s’attirant autant les louanges que les critiques.
C’est cependant bien avant son tweet sur les bouchons de Los Angeles, que le milliardaire s’est lancé dans la problématique du trafic routier et de la congestion. Il lance en 2013 un projet de recherche sur la création d’un train à très grande vitesse, baptisé Hyperloop, sur lequel de nombreuses entreprises travaillent encore aujourd’hui, et dont plusieurs projets de mise en fonction se développent dans le monde entier. En 2016, il crée la Boring Company avec pour ambition de désengorger le trafic routier de Los Angeles, en bâtissant d’immenses réseaux de tunnels sous les métropoles, sortes de tubes dans lesquels transiteraient à haute vitesse des capsules remplies d’utilisateurs.
Six ans plus tard, une seule véritable structure a été réalisée, à Las Vegas, spécialement conçue pour transporter les visiteurs du “Las Vegas Convention Center” qui est un centre d’exposition et de salons connus de la ville. Il s’agit alors d’un tunnel doté de véhicules, uniquement des Tesla, pouvant transporter environ 3 personnes. Il relie les deux extrémités de ce centre à environ 1,6 kilomètres de distance l’une de l’autre et permettrait alors de réduire le temps de trajet de ses visiteurs de 15 minutes à pied à seulement une minute. Sur le papier, cela semble potentiellement prometteur.
Alors bye bye les bouchons ?
Est-ce cohérent de laisser un géant de l’automobile répondre aux problématiques urbaines ? Elon Musk a permis de donner de la visibilité aux véhicules électriques et d’aider à pousser l’industrie à s’y convertir. Seulement, en termes de transports urbains, sa vision du futur n’est pas forcément émancipatrice ou particulièrement innovante mais plutôt même conservatrice selon plusieurs experts. “L’imagination de Musk a du mal à s’égarer au-delà des limites de la voiture. Chacune de ses solutions a en commun d’avoir en son centre des véhicules–Tesla, en l’occurrence.” Les véhicules autonomes constituent d’ailleurs l’option principale du futur du transport pour la Silicon Valley.
Une position qui peut notamment s’expliquer par son mépris pour les transports en commun, qu’il ne cache aucunement comme on a pu l’entendre lors d’une conférence tenue en Californie en 2018. “Les transports publics, “ça craint”, […]Pourquoi choisir un moyen de transport “qui ne sort pas d’où vous voulez sortir, n’arrive pas où vous voulez arriver, et ne part pas à tout moment”. “C’est une vraie galère […] On y est exposé à plein de gens inconnus, parmi lesquels pourrait se trouver un tueur en série”.
Une “vraie galère” que les journalistes invités par le milliardaire ont pu vivre en se rendant au “Consumer Electronic Show”, un important salon consacré à l’innovation technologique en électronique pour le grand public se tenant à Las Vegas, et accessible par un tunnel de la Boring Company. Tunnel anti-congestion dans lequel se sont formés des bouchons en raison de l’affluence. La faute notamment à un tunnel assez étroit qui ne permet le passage que d’une seule voiture. Surtout, ce qui a provoqué ces bouchons souterrains sont les aires de stationnement, placées directement à la sortie du tunnel. Les passagers mettant plus de temps que prévu à sortir de leur véhicule et les places de parking n’étant pas assez nombreuses, cela a rapidement eu pour effet la création d’embouteillages. Probablement le signe du manque d’un véritable travail de diagnostic d’usages, qui aurait pu aider à prévoir ce genre de comportement. Et au final, une expérience déceptive pour beaucoup : “Finalement, ce ne sont que des Tesla conduites par des chauffeurs qui font en boucle le même trajet dans d’étroits tunnels pour déposer un maximum de 3 passagers aux différents points d’arrêt d’un circuit établi. Est-ce vraiment révolutionnaire ?”
Il ne s’agit pour autant pas du premier et seul échec du milliardaire, et on peut remonter quelques années en arrière avec le le projet Hyperloop, qui devait être le moyen de transport révolutionnant le monde en promettant la combinaison de la vitesse de l’avion avec le confort du train. Pour l’heure, les projets sont tous plus ou moins à l’arrêt, en France comme aux USA. Virgin Hyperloop, une des figures de proue de ce projet a été un échec avec la moitié des employés déjà démis de leur fonctions et l’objectif premier de transport des usagers modifié pour celui du transport de marchandises. En novembre 2020, Virgin Hyperloop avait pourtant réussi le premier et le seul test du genre avec des passagers à bord. Deux responsables de l’entreprise avaient pris place à bord de l’engin, qui avait été propulsé à une vitesse maximale de 172 km/h sur 500 mètres. Des chiffres loin de ceux ambitionnés sur le long terme, mais cet essai s’est avéré encourageant.
Le projet a pourtant dû être stoppé à cause de nombreux obstacles empêchant son développement. En premier lieu, le coût de telles installations qui seraient “cinq fois plus importantes que ce qu’avait imaginé Elon Musk il y a dix ans”. Ensuite des problématiques concernant l’entretien des tunnels de tubes qui, à la moindre faille, provoqueraient l’arrêt du réseau afin de pouvoir vider l’air qu’ils contiennent. Parmi les autres difficultés, on retrouve aussi la difficulté à faire prendre des tournants aux nacelles de l’Hyperloop.
Les milliardaires, urbanistes de demain ?
Creuser des tunnels, y mettre des véhicules qui transportent des personnes dedans : Elon Musk n’est-il tout simplement pas en train de réinventer le métro ? Un métro où il serait possible de faire croître son business ? Ce qui semble certain, c’est que Elon Musk n’a pas les compétences et le recul nécessaires afin d’apporter une réponse aux problèmes de congestion. Au contraire, sa vision de l’aménagement du territoire semble assez conservatrice, marquée par le mépris des transports en commun, et donc peu inclusive. Elle s’adresse principalement aux personnes les plus aisées, ne représentant qu’une infime partie de la population, et mettant, de fait, de côté les classes plus populaires. Tous n’ont pas la capacité ni les moyens financiers de se déplacer en voiture, d’autant plus en Tesla donc les modèles les plus de bas de gamme démarrent à 40 000 euros. Quant aux projets plus futuristes comme celui de l’Hyperloop qui était censé galvaniser les foules, les résultats concrets se font toujours attendre près de 10 ans après les premières annonces.
Avec leurs fortes capacités financières et leur volonté d’innover, de plus en plus de milliardaires consacrent une petite partie de leur fortune à des innovations censées régler les problèmes environnementaux, écologiques, sociétaux et urbains. Jeff Bezos, patron et fondateur d’Amazon, a annoncé qu’il créait un fond pour la Terre, doté de 10 milliards de dollars afin de financer des scientifiques, militants et ONG pouvant aider à “préserver et à protéger le monde naturel.” Marc Lore, ancien patron de Walmart a engagé un projet de construction d’une ville avec cinq millions d’habitants dans le désert américain appelée Telosa, un projet à 400 milliards de dollars…
Faut-il prendre au sérieux ces projets ? Non, répondent certains, comme le maire de San Antonio, qui n’a franchement pas compris en quoi les projets de tunnels souterrains pourraient améliorer les problèmes de transports présents dans sa ville. Derrière un Elon Musk qui défraye la chronique, des dizaines de milliers de professionnels, qui disposent pour beaucoup de moyens largement plus limités, tentent de répondre à ces mêmes enjeux de manière globalisée, collective, et avec une vision prospective moins rétrofuturiste que certains milliardaires. Pour autant, il ne s’agit pas de mépriser Elon Musk, son entreprise SpaceX ayant par exemple drastiquement réduit les coûts de la NASA. Mais plutôt que de lui laisser les clefs de nos villes, il faut plutôt prendre ces idées comme de belles opportunités de réinterroger nos manières d’imaginer les villes comme nos réseaux de transports.