Égalité de genre dans la ville : pour une planification participative et sensible
Géographe, Yves Raibaud est maître de conférence HDR et chercheur spécialisé dans la géographie du genre à l’Université Bordeaux Montaigne. Il a notamment publié en 2015 « La Ville faite par et pour les hommes » qui dépeint les inégalités entre les femmes et les hommes et les violences de genre dans l’espace urbain. Nous souhaitions l’interroger sur sa vision de la ville.
L’inégalité de genre en ville est-elle seulement un problème d’urbanisme ?
C’est un problème croisé ! L’urbanisme reflète notre société, il produit des interactions entre un environnement matériel, plus ou moins naturel ou construit, et les personnes qui y vivent. Au final, l’urbanisme prescrit les rôles de genre et les inégalités qui en découlent à l’aide de multiples signaux – équipements, design urbain, accessibilité, habitat, modes de transports – qui finissent par échapper à notre compréhension pour nous sembler naturels.
Il faut donc changer de point de vue, représenté majoritairement dans les colloques, conférences et au plus haut niveau de la décision publique par des urbanistes blancs de sexe masculin issu des classes supérieures, et interroger les femmes et les hommes, les personnes gays, bi ou trans, très jeunes ou très âgées, qui vivent quotidiennement dans la ville, pour leur demander comment elles et ils circulent, quelles sont les frontières à ne pas dépasser ou qui paraissent infranchissables.
C’est à travers cette méthodologie d’enquête sur les spatialités des personnes dans la ville, qu’on peut décrire des constantes, des contextes dans lesquels les femmes notamment rencontrent plus de difficultés que les hommes et se rendre ainsi compte des mécanismes qui accentuent les inégalités de genre en ville.
Quel rôle doivent jouer les villes pour garantir plus d’égalité d’occupation de l’espace public ?
Les villes sont soumises à une égalité devant l’impôt : il n’est pas normal que certains citoyens récupèrent l’investissement public et d’autres non. Si on prend l’exemple du sport, cette inégalité est flagrante : on se rend bien compte que les espaces sportifs sont majoritairement occupés par des hommes. De même, les scènes des lieux culturels subventionnés peuvent être monopolisées jusqu’à 80% par les hommes. Mais pour s’en rendre compte, il faut faire son enquête en comptant les hommes et les femmes sur scène, sur les terrains, à vélo, etc.
Bien sûr, c’est un phénomène inconscient. Les villes pensent bien agir en proposant de nouveaux équipements, considérés comme neutres. Le budget genré révèle des inégalités flagrantes et qu’il n’y a pas d’équivalence entre ce qui est investi dans des loisirs féminins et masculins. Les études réalisées sur une dizaine de villes, qui se sont prêtées à l’exercice, montrent qu’entre 70 et 80 % des investissements publics dépensés pour les loisirs des jeunes bénéficient aux garçons. Cette entrée par la ville récréative nous appelle à regarder autrement la ville et à comprendre qu’à partir de l’adolescence, par le biais de l’éducation notamment, la présence masculine est favorisée dans la ville. Les jeunes filles ne sont pas encouragées à s’approprier l’espace public, elles sortent moins librement qu’eux.
Comment alors rendre les espaces publics plus mixtes en termes de genre ?
Pour illustrer les différentes possibilités, je vais vous raconter le travail que nous avons mené avec mes 4 collègues chargées de mission égalité en 2017 sur le campus de Pessac Talence Gradignan en périphérie de Bordeaux. C’est un campus comme les autres, ni plus ni moins dangereux. Cette étude résulte d’un constat simple : les étudiantes ressentent un fort sentiment d’insécurité sur leur campus. Pour mieux en étudier les causes, nous avons réalisé une étude (enquête en ligne, marches exploratoires, entretiens) et constaté que ce sentiment était lié à la présence permanente d’exhibitionnistes sur le campus, ainsi qu’au harcèlement d’hommes qui suivent les étudiantes jusqu’à leur chambre, en plus d’un nombre significatif d’autres agressions sexuelles plus graves.
Ces agressions ont forcément un impact sur leur pratique du campus. Une conséquence simple : elles n’osent pas circuler le soir et préfèrent se loger en ville que dans les chambres universitaires. Cela nuit à la qualité de leurs études puisqu’elles ne profitent pas pleinement des services offerts par une vie sur le campus (bibliothèques et centres de documentation, vie sportive et culturelle). Pour contrer leur sentiment d’insécurité, elles s’adaptent en adoptant un ensemble de stratégies d’évitement que l’on retrouve dans toutes nos enquêtes sur la situation des femmes dans la ville.
La participation des étudiantes à la rénovation du campus par des marches exploratoires et l’enquête nous guide vers plusieurs solutions pour leur vie quotidienne. Les étudiantes suggèrent des aménagements concrets (éclairage, cheminement, surveillance) et proposent d’agir par des campagnes de sensibilisation sur le harcèlement. Elles souhaitent être davantage actives, en apprenant à se défendre avec des cours de self-défense par exemple ou en organisant des groupes pour se raccompagner, de l’entraide par des applications mobiles, etc.
Elles dénoncent aussi l’absence de police sur les campus, notamment pour prévenir le phénomène des exhibitionnistes. Pris sur le fait, ils risquent l’emprisonnement et une lourde amende mais en réalité, ils ne sont jamais inquiétés ni traduits en justice, alors même que 250 étudiantes l’année dernière ont déclaré en avoir croisé au moins une fois sur ce campus ! Face à ces trop nombreux phénomènes complètement impunis, nous sommes assez favorables à la verbalisation du harcèlement de rue et à la présence dissuasive de la police, ce qui favoriserait aussi l’interpellation des délinquants les plus dangereux. Notre cartographie des agressions facilite les choses pour prioriser leur action et l’installation de dispositifs : pourquoi pas une vidéo-surveillance à condition bien sûr de la maîtriser ? L’enjeu est de créer une autre organisation du campus de façon à ce que les circulations soient facilitées. Ce qui est fait pour les étudiantes – un campus sans violences – profitera bien évidemment à tous.
D’après vous, faut-il comme pour le campus agir de manière fine en étudiant particulièrement les lieux ciblés par ces inégalités ?
Agir pour plus d’égalité, c’est un travail de longue haleine. Le principe des marches exploratoires est intéressant. Faire arpenter la ville par des groupes non-mixtes, afin que les femmes puissent parler entre elles sans la présence d’hommes, sert à comprendre comment elles ressentent la ville collectivement. Quartier par quartier, ces marches peuvent donner des résultats probants par une analyse très fine qui permet de faire remonter une information très concrète et sensible de la ville. Mais on peut aussi de temps à autre y associer les hommes à condition de leur demander au préalable de se mettre à la place d’une femme, d’un enfant, d’une personne âgée ou en situation de handicap, comme le propose l’association Genre et Ville dans ses « marches sensibles ».
Marche exploratoire pour nourrir le projet Opération Campus de l’Université de Bordeaux ©France 3 régions avec Marion Paoletti, chargée de mission Université de Bordeaux
L’urbanisme est une discipline traditionnellement masculine qui a le travers de planifier « d’en haut ». Cette façon de faire avec l’espace neutralise les personnes, nommées « les habitants », « les résidents », « les voyageurs » sans prendre en compte les spécificités liées au sexe, à l’âge, au handicap, etc. Nous proposons à l’inverse de renseigner la ville par les usages. On s’intéresse par exemple aux obstacles que rencontrent les femmes, non seulement parce qu’elles peuvent être considérées comme des objets sexuels par certains hommes, mais aussi parce que ce sont elles qui accompagnent plus qu’à leur tour les enfants, les personnes âgées ou en situation de handicap. Ce sont elles aussi qui effectuent encore aujourd’hui la plus grande partie de l’approvisionnement des ménages. Ces informations manquent souvent dans l’urbanisme : ce sont les formes urbaines qui sont privilégiées, le corps est encore peu présent dans les études d’urbanisme.
À quel endroit faut-il de la présence humaine ? Où faut-il des revêtements pour les poussettes, des trottoirs plus larges, des bancs, des toilettes publiques ? La cartographie renseignée par les marches exploratoires, mise bout à bout, permet de créer un paysage qui rend possible l’apprivoisement et l’appropriation du territoire par les femmes et les hommes. Des renseignements précieux sur les micro-aménagements spécifiques à chaque quartier, qui peuvent seulement faire l’objet d’une planification de terrain, perçue et ressentie par les personnes qui vivent au quotidien les espaces.
Rendre la ville de demain plus inclusive nécessite d’intégrer plus systématiquement la maîtrise d’usage dans l’urbanisme ?
Oui, le problème c’est la construction de la discipline urbanistique. Peut-être faut-il d’abord observer les lieux et les conditions où femmes et hommes vivent bien ensemble le soir ? Comprendre à quels endroits cela se passe bien ou mal ? Collecter ces informations pour échanger sur les expériences des différentes villes ?
Par exemple, si on constate une inégalité dans la pratique du vélo en ville, la démarche scientifique consiste à mesurer les différences en comptant combien de femmes sont à vélos à chaque moment de la journée. Nous l’avons fait récemment à Bordeaux. Constat : il n’y a qu’un tiers de femmes à vélos. Or on supprime les voitures des centres-villes. Cela a des conséquences et on ne peut pas mener une mesure sans considérer qu’elle puisse être une inégalité de plus pour les femmes. Analysons d’abord pourquoi elles pratiquent peu le vélo et la marche dans la rue, ainsi que le covoiturage ? Voyons ce qu’elles en disent afin d’envisager des solutions qui leurs conviennent.
Toutes ces observations servent bien sûr de support pour modifier ou créer des environnements favorables à l’égalité femme-homme. C’est une démarche anthropologique, sociologique, mais aussi citoyenne et démocratique. Elle s’oppose fortement à la planification urbaine telle qu’on la connaît actuellement, parfois détachée des réalités, des pratiques concrètes du terrain. Je pense donc que la question de la participation au projet urbain est primordiale : il s’agit de donner la parole aux habitants sur la manière dont on peut aménager la ville, ses espaces publics et ses transports, pour le confort de tous. Heureusement, un changement est actuellement en train de s’opérer un peu partout, ce qui donne de l’espoir pour une ville plus égalitaire.