Déménagement de Jakarta, un écran de fumée ?
Le déménagement de la capitale indonésienne ressemble à un tour de passe-passe. En proie à la montée des eaux, l’ancienne capitale déménagerait pour s’inventer un avenir plus radieux un peu plus loin ? Spoiler : ça ne marche pas comme ça.
C’est désormais acté, Jakarta déménage. Retardé par le Covid, le projet souhaité par le président Joko Widodo a été validé par le parlement en début d’année. Un site et un nom ont été choisis pour la nouvelle capitale indonésienne. Celle-ci sera baptisée Nusantara et se situera à l’est de l’île de Bornéo.
Urbanisme de vitrine
Le chantier, échelonné par phase jusqu’en 2045, a officiellement commencé en mars. Il consistera dans un premier temps à déplacer les fonctions administratives du pays et le palais présidentiel. Puis, l’aire urbaine se développera sur une zone de 256.000 hectares (environ la taille du département des Yvelines) déjà réservée à cette fin. Le coût du projet est estimé à 33 milliards de dollars, dont 50% d’investissements publics d’après Le Monde.
« Nous utiliserons la capitale Nusantara comme vitrine, que ce soit en matière d’environnement, de méthodes de travail, de base économique, de technologie, ainsi que de services de santé et d’éducation de meilleure qualité », a récemment déclaré Joko Widodo, lors d’un forum pour l’investissement organisé par la banque indonésienne Mandiri. Il a notamment invoqué une volonté de rééquilibrer les richesses sur le territoire : « Notre pays est très grand, actuellement le pôle d’attraction se trouve à Jakarta. Java abrite 56 % de la population et représente 58 % du PIB, ce qui entraîne des inégalités économiques et de structure ».
Jakarta, future Atlantide ?
Corrigeons tout de suite le début de cet article : on ne peut pas dire que Jakarta déménage. À part les institutions officielles, l’essentiel de la ville ne va pas bouger. L’annonce de la création de Nusantara met un peu vite sous le tapis un défi monumental pour l’Indonésie. Jakarta, la capitale actuelle de 11 millions d’habitants, est en train de couler. En effet, à la montée du niveau de la mer s’ajoute le phénomène de subsidence. Autrement dit, la ville s’enfonce dans le sol : jusqu’à 25 centimètres par an dans les quartiers les plus touchés du littoral. Si la trajectoire actuelle se poursuit, 95% de la ville sera sous l’eau en 2050. C’est la ville qui coule le plus vite au monde.
Les causes sont essentiellement liées à l’urbanisme. En premier lieu, les colons hollandais ont construit Jakarta sur un marécage, c’est-à-dire que la zone est inondable et les sols instables. Depuis l’indépendance, une urbanisation rapide a provoqué une forte artificialisation : les surfaces imperméabilisées sont passées de 40,9 % en 1976 à 73,4 % en 2004, et à 97% aujourd’hui, d’après une estimation du New York Times. De ce fait, le cycle naturel de la nappe phréatique sous la ville est rompu, celle-ci n’est plus rechargée par les pluies. Dans un contexte où la gestion de l’eau est privatisée et le réseau insuffisant est dégradé (60% des habitants ont l’eau courante), les Jakartanais creusent des puits informels qui prélèvent l’eau sous terre. Peu à peu vidée, la nappe phréatique est écrasée par le poids des bâtiments à la surface.
Un projet politique
En 2019, lorsqu’il annonce le projet Nusantara, le gouvernement abandonne sans le dire un autre projet censé ralentir la noyade de Jakarta. C’est un projet d’aménagement grandiloquent qui consiste à construire une immense digue de 35 km de long au large de la ville. Celle-ci devait être constituée d’une autoroute, dotée d’un centre urbain, d’un aéroport, de bassins de rétention d’eau et de 17 îles artificielles. La baie devait prendre la forme d’un Garuda, l’oiseau mythique qui est le symbole de l’Indonésie.
Il semblerait que Nusantara soit la nouvelle mouture de ce projet urbain, plus proche du récit nationaliste qu’entretient Joko Widodo. Élaboré avec les Pays-Bas, le projet de grande digue portait la marque de l’ancien pays colonisateur. Nusantara en revanche, permet de “couper le cordon”. Lors de sa présentation, le président avait rappelé que « l’Indonésie n’avait jamais choisi sa capitale ». Le projet s’inscrit d’ailleurs dans un calendrier bien précis : la date d’inauguration du futur palais présidentiel est prévue en août 2024, lorsque l’Indonésie fêtera le 79e anniversaire de son indépendance et la fin du deuxième mandat du président.
Enfin, le choix du nom Nusantara n’est pas neutre. Le terme, qui signifie archipel, peut-être utilisé pour désigner l’État indonésien ou alors, l’archipel étendu de l’Asie du Sud-Est. Ce deuxième sens est chargé de nombreuses références, que ce soit aux anciens royaumes indonésiens, à la vision d’un archipel unifié ou même à la lutte anti-coloniale. Au passage, le jeu vidéo Nusantara Online, produit en 2011 en Indonésie, permettait de jouer l’histoire précoloniale du pays et d’en réécrire l’avenir. Avec cette lecture, Nusantara offre un souffle de grandeur au projet de ville nouvelle, dont le palais présidentiel aura – une fois n’est pas coutume – une fois encore la forme d’un Garuda. On comprend mieux de quoi Nusantara sera la “vitrine”.
Revoir les priorités
Et Jakarta dans tout ça ? Son futur n’est pas encore écrit et elle peut encore échapper au destin à la Venise qu’on lui promet. Le gouvernement a annoncé en 2019 mettre sur la table plus de 40 milliards de dollars pour freiner la subsidence de Jakarta. C’est donc plus que les 33 milliards pour la nouvelle capitale. L’annonce n’a pas encore eu de suite et c’est Nusantara qui mobilise les efforts.
Avec sa nouvelle capitale, Joko Widodo tente d’écrire une nouvelle page du roman national. Derrière le tour de passe-passe, essayons tout de même de ne pas oublier Jakarta et ses 11 millions d’habitants. En modernisant les infrastructures d’eau ou en réduisant l’imperméabilisation, il semble possible d’adapter la ville au dérèglement climatique et l’empêcher de couler. Pour les défis que cela représente, il serait plus intéressant d’oublier cette énième smart city « durable » et de se pencher sur la réhabilitation de Jakarta. C’est là que les enseignements seront les plus concrets pour l’urbanisme de demain.