Décloisonnons la ville : oui mais avec qui ?
Le thème de l’exposition « Décloisonnons la ville ! » permet d’aborder une question de plus en plus présente dans l’actualité. La demande de décloisonnement croise nombre de propositions apparues depuis quelques années, mais leurs multiples facettes – spatiales, sociales, économiques – sont créatrices de complexité. Selon l’expression de Karl Polanyi dans son ouvrage « La Grande Transformation », comment peut-on « encastrer » ces dimensions et comment faire comprendre la place du politique ?
Une cloison est une séparation entre des pièces, des parties intérieures, elle suppose donc l’existence d’un ensemble, ici la ville. Interroger la question du décloisonnement, c’est envisager de retirer des séparations, matérielles ou non, entre des personnes, des groupes ou des entités au sein de la ville. Mais parler de la ville comme un ensemble suppose qu’on la reconnaisse déjà comme une entité. Elle l’est mais elle n’est plus une ville limitée par des remparts. Ce qui a changé, ce sont précisément ses fonctions comme ses extensions. Elle apparaît souvent comme de moins en moins vivante en son centre, que ce dernier peine à vivre ou qu’elle devienne ville-musée. Elle semble aussi parfois sans fin, sans limites et ce sont alors les difficultés de continuité entre la ville-centre et sa périphérie qui sont mises en avant. En tout état de cause, différents effets de ségrégation s’y croisent et ils sont puissants.
Comment décloisonner cette ville ? Il a semblé aux initiateurs de l’exposition que l’entrée classique des aménageurs, des administrateurs ou des développeurs devait s’ouvrir à une autre réalité : celle de nombreuses initiatives d’individus, de collectifs ou d’associations qui envisagent la ville autrement et donnent un nouveau souffle de desserrement, d’ouverture, avec une volonté de déplier plutôt que de replier. Les Grands Voisins, Les Petites Cantines, Ticket for Change, OuiShare, la Cité Fertile, Fives Cail, la Cité de l’ÉcoHabiter, le 107, La Grande Halle de Colombelles… autant de réalisations presque inimaginables et, en tous cas, inimaginées il y a 15 ans et qui se multiplient aujourd’hui. D’où viennent ces démarches ? En grande partie d’une analyse et d’une posture d’attention intelligente aux besoins exprimés par des personnes, habitants, résidents ou usagers : besoin de formation, de création, de mobilisation d’espaces en friche, de mémoire des lieux, de lien social, de collaboration, de mise en commun et de mieux-être. La forte fréquentation spontanée de la plupart de ces espaces et de ces services montre que le décloisonnement est attendu.
Mais ces initiatives naissent aussi du dynamisme, de l’esprit d’innovation, de la capacité à se saisir des opportunités du numérique, de la volonté de créer, sans s’arrêter aux barrières administratives, économiques et sociales. Trouver les moyens de restaurer un espace industriel, de monter des projets dans des lieux d’urbanisme temporaire, de faire participer des personnes exclues à de nombreuses activités, de créer des modes collaboratifs divers, c’est croire que d’autres manières de faire sont possibles, mais aussi que l’on ne peut pas tout attendre des institutions publiques. Ces initiatives procèdent enfin d’une approche moins verticale, plus transversale dans les réponses apportées. Il ne s’agit plus de répondre en silo aux aspirations comme aux besoins pressants.
La lecture de la société que reflètent les différentes expériences présentées dans l’exposition relie emploi, mode de consommation, culture, écologie, loisirs comme un tout transversal auquel les acteurs doivent répondre ensemble. Plus intéressant encore, ces expériences « recomposent » une conception, devenue pendant de longues années dominante, selon laquelle la ville est l’affaire des seuls ingénieurs, architectes, voire promoteurs et aménageurs. Nous voyons bien que la ville ne peut être vivable que si les questions sont posées par un ensemble d’acteurs différenciés, et celles-ci trouvent une réponse si elles sont intégrées. Les créateurs d’initiatives apparaissent comme ayant ouvert leurs écoutilles, mais plus encore prêts à inventer des réponses ouvertes, sans œillères et, au fond, à décloisonner leur esprit. Cette force leur a permis de mobiliser des acteurs pour mettre en oeuvre des réponses nouvelles à un véritable besoin d’ouverture et de décloisonnement.
Le constat presque émerveillé de ce foisonnement varié d’exemples prouve que la capacité à changer, explorer, réaliser et créer du lien existe, avec des modalités et des objectifs différents. Cette capacité à durer, tout en gardant le cap, est cependant exigeante. Les étudiants de l’École urbaine de Sciences Po, dans le cadre de l’exposition, montrent que les modèles juridiques et économiques ne sont pas tous stabilisés. L’émergence d’expériences est plébiscitée dans les services qu’elles offrent comme dans le nouvel état d’esprit qu’elles créent. Mais comment s’articulent et s’articuleront-elles plus durablement avec le secteur traditionnel des biens et des services ? Trouveront-elles véritablement leur place dans la structure d’une ville aujourd’hui largement « financiarisée » ? Passeront-elles – et, si oui, comment – de l’éphémère au durable ? Comment parviendront-elles à atteindre un équilibre économique pérenne ? Plus profondément, ces projets sont des initiatives individuelles, devenues influentes mais qui ne vivront probablement pas seules. Elles ont besoin d’un soutien financier qu’elles trouvent dans des fondations d’entreprises, dans des aides publiques ou du crowdfunding (financement participatif). Elles sont approchées par des opérateurs privés, leur apportant une flexibilité nécessaire dans le cadre du système généralisé d’appels à projets. Mais leur modèle économique reste hésitant et n’a toujours pas trouvé sa vitesse de croisière.
Pour autant, l’un des points centraux de la réflexion porte sur l’insertion et le mode de complémentarité de ces nouveaux acteurs du « décloisonnement de la ville » au sein du système
des acteurs déjà en place. La reconnaissance de ces nouveaux « entrepreneurs », leurs interactions – entre eux et avec les associations traditionnelles, avec les institutions économiques, écologiques, administratives ou politiques – méritent la réflexion que suggère l’exposition.
Comment tous ces acteurs reliés feront-ils système ? Il ne conviendrait pas que la réponse reste à long terme lettre morte. Il ne faudrait pas non plus que ces nouveaux acteurs aient pour effet un retrait d’institutions privées ou publiques qui délaisseraient leurs responsabilités dans les domaines concernés.
Si certaines collectivités locales et nationales apportent des réponses en termes de locaux et de moyens matériels, la façon dont le politique les intégrera dans ses projets d’ensemble tout en conservant leurs spécificités reste un enjeu de taille.