De la forêt civilisée à la ville végétalisée
En étudiant les relations entre l’homme et l’environnement dans le temps long, l’écologie historique nous éclaire sur les manières d’aménager le territoire. Archéologue spécialiste de l’Amazonie, Stephen ROSTAIN partage avec nous ses découvertes sur les forêts civilisées précolombiennes.
On oppose souvent la forêt et la ville comme le monde sauvage et le monde civilisé, mais à la faveur de la découverte de villages fortifiés en Amazonie vous avez eu l’expression de forêt civilisée, pouvez-vous nous en dire plus ?
L’Amazonie a longtemps été définie par la négation, comme un endroit sans agriculture, sans population sédentaire, sans culture ni civilisation. Mais depuis les années 1980, l’archéologie parvient à montrer la présence passée de peuples et de civilisations avancées dans la forêt amazonienne. Les progrès technologiques comme le Lidar (mesure à distance par laser) ou malheureusement la déforestation facilitent et accélèrent la découverte de sites qui étaient jusque là sous le couvert végétal.
Comment vivaient ces peuples ?
Il est difficile et surtout réducteur de résumer les organisations sociales d’un territoire de plusieurs millions de kilomètres carrés. C’est comme si l’on essayait de résumer l’Europe en quelques phrases, ça n’a pas de sens. On trouve des sociétés de commerçants, de nomades, de cannibales, de chasseurs cueilleurs, d’artisans… Il existe encore aujourd’hui près de 350 langues parlées en Amazonie, et je ne parle pas de dialectes. La diversité ethnique est très forte.
C’est la même chose pour l’habitat, il y en a de toutes sortes, mais toujours avec une base végétale puisqu’on ne trouve pas de pierre dans l’Amazonie. Cela va de la cahute en toit de palme à des maisons sur pilotis avec des escaliers. Les premiers conquistadors qui ont remonté l’Amazone en 1541 parlent de villages de 5 km de long entièrement palissadés avec des tours de gué. Les plus grands peuvent être de plusieurs milliers d’habitants à l’époque précolombienne, sur plusieurs dizaines voire centaines d’hectares. J’ai travaillé en Équateur dans une vallée où le paysage est entièrement remodelé, on peut parler de pré-urbanisation. On y trouve des complexes de tertres en terre sur lesquels il y avait des places et des bâtiments connectés entre eux par des chaussées creusées de 20 mètres de large pour 8 de profondeur. Tout ça, il y a plus de 2000 ans. C’est une réalité méconnue en Europe et des pays amazoniens eux-mêmes.
Comment expliquez-vous cette méconnaissance du passé de l’Amazonie ?
Depuis la plus haute antiquité, on oppose ville et forêt, l’un représentant la civilisation et l’autre le monde sauvage. “Sauvage” vient d’ailleurs du latin silva : le bois, la forêt. On a toujours cherché à dominer la forêt, au prix de sa destruction. Moins il y a de forêt, plus il y a de ville et donc de civilisation. Le concept est gravé au fer rouge dans notre pensée collective. Cette vision a marqué l’archéologie jusque dans les années 1980. Les archéologues ont cru à un déterminisme géographique : si vous habitez dans un espace favorable, vous pouvez développer de grandes civilisations. En revanche, si vous vivez dans un territoire comme la forêt, l’Arctique ou le Sahara, vous restez à un niveau culturel réduit. C’est ce qu’on a pensé de l’Amazonie, il semblait impossible que des peuples vivant dans la forêt puissent avoir développé des cultures complexes. On imaginait des peuples nomades ou semi-nomades, sans agriculture développée. Il a fallu apprendre à repenser complètement notre conception du monde et de la civilisation. Quand j’ai découvert les champs surélevés en Guyane en 89, beaucoup d’archéologues ont refusé d’y croire. Il semblait impossible que des sociétés vivant en forêt aient pu mettre en valeur ces territoires. Avec une certaine arrogance et un certain racisme, on comparait aux civilisations Mayas ou Incas qui avaient érigé des monuments en pierre.
Le bois ne faisait pas le poids, un peu comme dans les Trois petits cochons ?
C’est exactement ça. Les Amazoniens ont fait l’erreur de ne pas avoir d’édifices en pierre. Mais ce n’est pas parce qu’on a une maison en bois et en paille qu’on n’a pas des systèmes socio-politiques extrêmement fins et élaborés. Les archéologues palliaient l’absence de matériel de fouille en comparant les sociétés actuelles avec les sociétés précolombiennes. C’est absurde. Ce sont des sociétés qui ont perdu 80 à 90% de leurs habitants après le choc microbien provoqué par l’arrivée des colons européens. Elles ont dû se reconstruire. On faisait ce raisonnement pour les Mayas mais pas pour les Amazoniens…
Justement, les traces des peuples amazoniens sont enfouies dans la forêt et la nature, ce sont des paysages modelés, des plantes domestiquées… C’est le lien entre l’humain et la nature que l’archéologue a dû apprendre à lire.
Cette prise de conscience a permis de changer complètement le mode d’approche des traces et d’accepter certaines évidences, sans œillères. Ce nouveau paradigme est l’écologie historique, c’est l’étude de l’interaction entre l’humain et son milieu dans le temps long. C’est une vraie révolution qui fait suite aux travaux de chercheurs comme Darrell POSEY, Philippe DESCOLA, Robert CARNEIRO…
Quelle relation entretenaient les Amazoniens à leur territoire ?
La forêt amazonienne qu’on considère jusqu’à aujourd’hui comme sauvage était vue par ses habitants comme un lieu domestique. Elle est habitée par toutes sortes d’êtres : des animaux, des plantes, des roches, des collines mais aussi des esprits invisibles qui vivent en communautés. Ces communautés se regroupaient dans des villages de jaguars, des villages des esprits… La forêt était donc considérée comme un espace domestiqué, dominé par des êtres vivants. Elle est urbanisée, c’est une grande ville, un grand jardin. Tout cela est métaphorique bien-sûr, mais cela entraîne un respect équivalent entre un humain, un jaguar ou une colline. Pour les amérindiens la forêt est une continuité totale de territoires juxtaposés – visibles ou invisibles – mais c’est un monde complètement construit et habité. La forêt n’a rien de naturel ou de sauvage, elle est gérée par des êtres vivants.
Comment cette relation peut-elle inspirer les manières d’aménager d’aujourd’hui ?
En Europe, à partir du Moyen Âge, on a divisé le territoire en trois : la ville, la campagne et la forêt. Il y a une étape intermédiaire entre la civilisation et le monde sauvage, qui est celui de la campagne, dominée par l’homme mais pas urbaine pour autant. Chez les amérindiens ces trois mondes coexistent. Notre civilisation va au contraire extraire et exploiter jusqu’à la stérilité. Quand on construit la route transamazonienne, on creuse sous le niveau humifère, il n’y a aucune chance que les plantes repoussent. La fameuse montagne d’argent de Potosi en Bolivie a été creusée jusqu’à la faire disparaître. Ce déséquilibre crée la fragilité. La multiplication des zoonoses n’est pas un hasard. On fait sortir des forêts des maladies très contagieuses, je crains d’ailleurs que la prochaine épidémie ne vienne d’Amazonie, vue la vitesse de la déforestation.
Avec l’écologie historique, on observe que l’activité humaine entraîne des changements dans les paysages qui peuvent subsister pendant des siècles. Mais on découvre que l’humain n’est pas qu’un simple destructeur, il peut s’avérer un excellent gestionnaire, notamment de la biodiversité. Certaines espèces cultivées se sont intégrées et ont transformé les écosystèmes. Il y a des grandes buttes en terre, construites il y a mille ans à l’ouest du Surinam sur lesquelles on trouve aujourd’hui 30% d’espèces utiles à l’homme, contre 10% dans les forêts alentours.
Quand ils font un champ, les Amérindiens vont planter des dizaines, parfois jusqu’à une centaine d’espèces différentes, ce qui va favoriser la résilience. Il ne faut jamais oublier que c’est cette diversité, à la fois végétale, animale et microbienne, qui maintient la vie. L’être humain peut donc être un disséminateur de plantes domestiques ou utiles. Les espèces qui vont pousser après le passage de l’homme ne seront peut-être plus les mêmes, la forêt change, mais elle retrouve un visage.