Dabbawala et catering de voisinage : la restauration de proximité à Mumbai
Les premières impressions de Mumbai me confrontent avec une des tensions de l’étude : rester vigilant aux fausses bonnes idées qui charment par leur efficacité apparente, et pousser l’observation pour mettre en lumière des systèmes peut-être moins impressionnants mais favorisant la simplicité et les circuits courts pour une économie de ressources maximisée.
Les Dabbawalas, une chaine logistique complexe mais efficace
Shankar a 20 ans. Rencontré devant la gare de Churchgate pendant qu’il trie son chargement composé d’une soixantaine de sacoches et de boites en métal, il accepte que je le suive pour comprendre le métier qu’il exerce depuis 5 ans : Dabbawala, littéralement, « transporteur de boites à repas ». Le système des Dabbawala est généralement reconnu pour sa grande efficacité, au point qu’Harvard a rédigé en 2010 un business case au sujet de ce système de distribution de repas assez singulier. Chaque « lunchbox » est acheminée dans un temps record de la maison familiale où madame, femme au foyer, a préparé le repas dans la matinée, au bureau de monsieur, parfois à l’autre bout de la ville. Les étapes de l’acheminement sont nombreuses : collecte à la maison, transport, échange, distribution dans les bureaux, re-collecte, ré-échange, transport et distribution à la maison d’origine. Bien que chaque Dabba (nom hindi de cet empilement de boites en métal) soit unique le taux d’erreur reste très faible au cours de l’acheminement.
https://www.youtube.com/watch?v=z9CevdF4w5A]Un système qui s’appuie sur des inégalités sociales profondes
Ce système complexe et ingénieux qui gère près de 200 000 repas par jour avec 5000 employés s’appuie sur un codage simple où chaque boite est identifiée par une suite de chiffre indiquant sa zone de collecte, zone de distribution et adresse du bureau. Il existe deux types de dabbas. La grande majorité est préparée par les femmes aux foyers, et la compagnie de Dabbawala ne charge que le transport (20 Rs, soit 25 cents). Et, il existe, depuis peu, un système de livraison de nourriture payante préparée par un restaurant (110 Rs/j, soit 1,4€). Les dabbawalas apparaissent comme un très bel exemple de l’esprit débrouillard indien, le fameux jugaad…
Pourtant, à y regarder de plus près, ses effets pervers sont nombreux et puissants. Le professeur Pangotra, de l’Indian Institute of Management of Ahmedabad les résume ainsi : « Au lieu de s’en émerveiller nous devrions avoir honte de ce système qui concentre certains des principaux défauts de Mumbai : l’absence d’un système de restauration convenable, l’utilisation indue d’infrastructures de transports publics au profit d’une entreprise privée, l’exploitation de travailleurs pauvres et la pérennisation de l’inégalité entre hommes et femmes dans un modèle familial où cette dernière est cantonnée au foyer. » A cela s’ajoute le mépris de classe, heureusement non généralisé. En suivant Shankar, j’observe que l’accueil peut être très chaleureux comme d’une ignorance glaçante, le « Namasté » (bonjour) de Shankar ne trouvant souvent aucun écho. Habitué, Shankar garde néanmoins toujours le sourire.
Il est presque 13h, on arrive à la fin de la distribution mais Shankar est soucieux. Sur la soixantaine de boites qu’il transportait dans son chariot, il en reste quatre. Elles devaient être échangées avec un autre employé qui ne s’est pas présenté au point de rendez-vous. Il passe plusieurs coups de fils pour tenter de résoudre la situation, sans succès. Le système n’est décidément pas infaillible.
Pour déjeuner, on retrouve sur un balcon-couloir, au troisième étage d’un immeuble de la ville, d’autres dabbawalas qui partagent justement le contenu de leurs dabbas avec moi. Des boites laissées dans le chariot, sans surveillance dans la rue, pas une seule ne manquera à notre retour. C’est déconcertant dans une ville où les enfants en guenilles qui mendient et interpellent le passant sur leur faim sont légion. Difficile de savoir si cela témoigne d’un respect particulier pour ce système ou d’un rejet plus général du vol.
Le catering de proximité, solution méconnue mais pertinente
C’est en parcourant Dharavi avec Asim qui travaille pour l’ONG Reality, que je découvre un autre système de restauration, le catering familial de proximité. Celui-ci s’adresse à deux types de publics bien précis : les travailleurs migrants qui n’ont pas les moyens de cuisiner par manque d’équipements (ils vivent souvent au sein même de l’atelier où ils travaillent) et ceux qui rentrent particulièrement tard de leur journée de travail après un long trajet en train qui peut durer plus d’une heure et demi.
Un groupe de 2 à 4 femmes résidant à proximité de l’atelier ou du lieu de résidence prépare ce repas qui est facturé 900 Rs/mois (environ 11€) pour un diner quotidien, 1800 Rs/mois pour la formule déjeuner + diner. Ce type de restauration, moins visible car très local et moins complexe dans a chaine logistique n’est cependant pas anecdotique puisque 25% à 30% des personnes habitant Dharavi sont des migrants et qu’une grande partie d’entre eux utilise ce système.
Servant de revenu d’appoint pour ces femmes, le système est devenu un véritable business pour certaines. Par exemple, dans le bidonville de Sangan Nagar, dans l’Est de la péninsule, certains groupes de femmes préparent le repas pour une quarantaine de portions. Là où le système de Dabbawala maintient les femmes au foyer en situation d’infériorité par rapport à leur mari, le système de catering local leur offre une voie vers une plus grande autonomie financière. Par ailleurs, la mutualisation des moyens et des énergies est créateur de lien social au niveau local, les équipes de femmes préparant ensemble le diner pour leur famille ainsi que pour une quinzaines de travailleurs (en moyenne) qui passeront récupérer leur portion en rentrant du travail en fin de soirée.
Un tel système semble difficilement réplicable en France, le très bas coût du repas tenant à l’absence de contraintes réglementaires (notamment sanitaires) pesant sur cette activité totalement informelle. Néanmoins, certains services s’en approchant se développent depuis peu en France. C’est notamment le cas de l’entreprise sociale « Nos Grands Mères ont du talent », récompensée en 2014 par le Prix de l’Etudiant Entrepreneur en Economie Sociale (PEEES) et vainqueur de la finale francophone de la Global Social Venture Competition. L’objectif est d’offrir une source de revenu à des seniors au chômage tout en répondant à un besoin de restauration à prix raisonnable pour les employés rentrant chez eux le soir.