Cradle to cradle selon Steven Beckers : ne jetez plus, innovez !
Démarche d’éco-conception et d’application de l’économie circulaire née fin des années 1980, le Cradle to Cradle (« du berceau au berceau ») séduit de plus en plus de professionnels du design, du bâtiment et de l’urbanisme. Rencontre avec l’architecte belge Steven Beckers, un des pionniers de cette approche promise à un bel avenir.
Produire moins de déchets, c’est faire moins mal. S’atteler à ce que les déchets deviennent nutriments, c’est faire mieux. Passer de la seule réduction de l’impact négatif sur l’environnement à la création d’un impact positif sur l’humain, l’économie et l’environnement, telle est la logique de la démarche positive Cradle to Cradle (C2C). Elle à été définie au cours des vingt dernières années par l’architecte américain William McDonough et le chimiste allemand Michael Braungart. À travers ce concept d’éthique environnementale, les deux hommes invitent à repenser de fond en comble la production industrielle, en faisant de l’éco-conception une priorité. Objectif : recycler les matériaux jugés sains et ne plus polluer. Comment ? En fabriquant des produits qui ne passent plus du berceau à la tombe (cradle to grave), mais empruntent plutôt un cycle de vie circulaire continu allant du berceau au berceau (cradle to cradle). Pour Steven Beckers, un des six architecte au monde accrédité « C2C », il s’agit d’un « nouveau modèle économique, où la notion même de déchet est bannie au profit de cycles continus ». Longtemps associé du cabinet Art&Build Architects, aujourd’hui tête pensante du réseau Lateral thinking Factory, Beckers est l’un des porte-voix les plus emblématiques du Cradle to Cradle. L’homme qui a signé le siège de la Commission Européenne à Bruxelles – et ensuite, avec les agences Art&Build et Denu&Paradon, le nouveau Bâtiment Général Agora et la Pharmacopée du Conseil de l’Europe à Strasbourg – nous en dit plus sur les progrès de l’éco-conception.
Vous êtes l’un des précurseurs de la démarche Cradle to Cradle en architecture. Cette notion continue-t-elle de faire son chemin ou bien est-elle un peu passée de mode ?
La démarche Cradle to Cradle progresse bien, notamment en France : la région Bretagne étudie par exemple son application à une large échelle pour ses parcs d’activité. Après avoir fait publier le livre en français (Cradle to Cradle, Recycler à l’infini, éd.Alternatives, collection Manifestô) et à force de donner des conférences et des formations sur le sujet, d’en parler autour de nous avec EPEA Paris (l’organisation officielle de Michael Braungart), nous voyons bien que les décideurs commencent à prendre conscience qu’il s’agit là d’une approche utile sur les plans industriel et architectural, mais aussi en termes de programmation urbanistique au sens large pour sa valeur ajoutée économique, sociale et environnementale.
Votre agence s’appelle Lateral Thinking Factory. En quoi consiste cette « pensée latérale » ?
C’est notre méthode de travail. En architecture, la pensée latérale consiste à avoir une vision holistique des projets, à collaborer avec toutes sortes de disciplines, comme la sociologie, l’ingénierie ou l’expertise en technologies innovantes. Il faut faire travailler ensemble tous ces métiers, utiliser l’expertise de chacun, pour dégager les meilleures approches possibles. Cette méthode est parfaitement bien adaptée à la démarche Cradle to Cradle : elle permet de porter une attention particulière à tous les maillons de la chaîne, des molécules composant le matériau choisi pour le bâtiment jusqu’au plan d’urbanisme du site ou l’étude du territoire.
Concrètement, comment appliquer la démarche Cradle to Cradle en architecture ?
Pour l’intérieur des bâtiments, c’est assez simple : moquettes, peintures, luminaires, mobilier… On trouve désormais toute une gamme de produits respectueux de l’environnement et de la santé, auxquels ont peut donner plusieurs vies par la suite en tant que composants ou matières premières. Les difficultés concernent plutôt la structure et l’enveloppe des bâtiments. La plupart des matériaux utilisés aujourd’hui par les architectes n’ont pas été conçus pour être intégralement recyclables. Certains, comme le PVC, sont même dangereux pour la santé, surtout en environnement intérieur. En tant qu’architecte Cradle to Cradle, je préconise donc de sélectionner, en fonction de leur destination, des matériaux qui respectent à la fois à la santé humaine et celle de l’environnement. Il faut également faire en sorte que les bâtiments soient démontables plutôt que démolissables. La nuance est essentielle : le bâtiment doit permettre de constituer une banque de matières premières réutilisables pour de nouveaux usages. Enfin, il faut prêter attention aux détails car l’approche cradle to cradle est exigeante. Si vous fixez des carrelages certifiés C2C avec une colle toxique, ils ne seront plus récupérables et la qualité de l’air espérée ne sera pas atteinte…
Quels sont les pays les plus en avance en matière de Cradle to Cradle ?
En Europe, ce sont les pays scandinaves et les Pays-Bas. Dans ce pays, les chantiers publics ont l’obligation de tendre vers l’objectif Cradle to Cradle. La Californie a pris aussi une certaine avance. Quand il en était gouverneur, Schwarzenegger avait déclaré vouloir faire de la Californie un « État cradle to cradle » et le secteur privé a su prendre les choses en main dans la foulée. La situation évolue aussi très vite en Chine. Le pays a compris les bienfaits de l’économie circulaire pour soutenir son développement économique et éviter de filer droit dans le mur. La Chine est d’ailleurs devenue le premier pays au monde à inscrire la démarche d’économie circulaire dans sa constitution. C’est un signal fort envoyé à l’Europe.
Quel est, à ce jour, le projet Cradle to Cradle le plus abouti ?
Je dirais qu’il s’agit du Park 20/20 de Hoofdorp, au sud d’Amsterdam. C’est un projet réalisé par Delta Development et dessiné par William McDonough+N3O architectes. Sur cet espace de 5 hectares, qui abrite les sièges de plusieurs entreprises, la logique C2C s’applique d’un bout à l’autre de la chaîne, des finitions intérieures à la consommation d’énergie en passant par le potentiel de recyclage des nutriments biologiques (eaux usées et matériaux biodégradables). Ce projet est exemplaire mais, même s’il faut tendre progressivement vers ce résultat, nous ne sommes pas encore en mesure de construire des bâtiments 100% Cradle to Cradle. Le conseil de l’Europe à Strasbourg comprend bon nombre d’éléments C2C également. Dans la plupart des cas, il faut établir une feuille de route pour définir les priorités et les objectifs mesurables en termes de qualité, de quantité et dans le temps. Par exemple, se concentrer au départ sur la qualité de l’énergie renouvelable ou la biodiversité plutôt que sur la gestion de l’eau tout en permettant l’amélioration constante et la flexibilité dans le temps. L’architecte se retrouve un peu comme un ingénieur du son devant sa table de mixage : s’il pousse tous les curseurs au maximum, s’il décide d’aller trop vite, il risque d’y avoir une saturation, qui se ressentira sur l’esthétique du bâtiment, sa pertinence, son coût ou bien la durée des travaux. Plutôt que d’essayer de bâtir le bâtiment C2C ultime, il vaut mieux imaginer et produire des projets présentant différents éléments C2C, quelques objectifs principaux clairs et quelques innovations test permettant notamment aux industriels de faire évoluer positivement leurs produits, d’utiliser intelligemment la marge de progression, afin que le Cradle to Cradle reste une démarche positive attrayante et non une contrainte rébarbative.