Côté jardin : habiter l’extérieur de la maison
L’imaginaire collectif d’un pays est quelque chose de bien conditionné. Lorsqu’on demande à quelqu’un de citer le nom d’un fruit, la pomme viendra dans la grande majorité des cas. Idem quand il s’agit d’un outil, avec le marteau. Et quand on parle d’habitat, la maison viendra loin devant l’immeuble ou la villa.
En partant de ce postulat, demandons à un·e enfant de nous dessiner une maison. Là encore, dans la majorité des cas, il ou elle représentera la maison d’Epinal, avec son toit en pente, des fenêtres en façade et une cheminée qui fume. Il y a de fortes chances qu’un soleil souriant se trouve dans l’un des coins supérieurs du dessin. Et surtout, la maison sera entourée d’un jardin. Car, et c’est là où nous voulons en venir, la maison individuelle est souvent vue comme une maison pavillonnaire, entourée de pelouse verte, éventuellement plantée de quelques arbres, arbustes et fleurs.
Histoires de jardins
Le jardin individuel que nous connaissons est le fruit d’une histoire longue et internationale. Il évolue en fonction des tendances historiques et des courants de pensée de l’époque. Ainsi, en Europe, on oppose le jardin anglais au jardin français. Le premier est irrégulier, vallonné même, s’inspire de la nature, avec une disposition aléatoire des éléments végétaux. En célébrant la nature, le jardin anglais s’inscrit dans le mouvement du romantisme britannique. De son côté, le jardin français est le fruit du classicisme cartésien. La géométrie et la symétrie axiale y sont de mise, l’objectif étant de souligner la maîtrise de l’humain sur la nature. C’est pourquoi le jardin français est également botanique.
Cependant, il existe une multitude d’autres types de jardins : jardin italien venant de la Renaissance et intégrant des éléments architecturaux et sculpturaux ; jardin espagnol inspiré par l’influence arabe médiévale, tout en arches et en jeux d’eau ; jardin japonais appelant à la contemplation de ses formes végétales et minérales… Michel Foucault disait “Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde.” Aussi, comprendre un jardin, c’est comprendre une partie de la façon de penser de son ou sa propriétaire.
Un enclos de verdure pour tou·te·s !
Pendant longtemps, le jardin d’agrément est l’apanage des plus riches : non seulement il faut un terrain suffisamment spacieux pour accueillir le jardin, mais en plus il faut beaucoup de ressources pour l’entretenir. Le jardin tel que nous l’entendons aujourd’hui est un luxe pendant longtemps. La majorité des populations les plus modestes aura au mieux un potager pour sa culture vivrière. A partir du XIXe siècle, avec l’accélération de l’exode rural et le logement collectif de masse, on voit l’apparition des jardins ouvriers, parcelles modestes où les classes populaires peuvent cultiver un lopin de terre, réminiscence du jardin vivrier.
La démocratisation du jardin individuel vient avec l’avènement des classes moyennes, et grâce à la propriété rendue plus accessible pendant les Trente Glorieuses. La résidence pavillonnaire avec jardin devient un rêve à portée de main. L’économie du jardin particulier va alors se développer : les premières jardineries Truffaut franchisées, Jardiland et Gamm Vert voient le jour dans les années 1970. Le concours des villes fleuries, piloté depuis 1959 par les services de l’Etat, se démocratise à partir de 1972, quand le Conseil national de villes et villages fleuris en prend la charge. Le jardin (re)devient un élément de prestige et de parade : on cherche des végétaux pour se distinguer, mettre en valeur sa réussite, et on peste contre les voisins qui n’entretiennent pas leur pelouse.
Le sociologue François-Xavier Trivière parle de “bocage pavillonnaire” : chaque jardin individuel, de parade, est entouré de haies, pour marquer une séparation du voisinage et préserver une intimité.
Une véritable pièce d’extérieur
Car, à l’instar du garage ou du pas-de-porte, le jardin fait désormais partie intégrante du domicile. D’espace de décoration et de démonstration, il est devenu un espace de vie. On ne fait pas que jardiner dans cette parcelle de verdure ! Lorsque la météo le permet, on s’y prélasse, on y joue, on y cuisine et on y mange. Cette évolution a bien été comprise par les magasins de jardinerie qui, désormais, en plus de vendre sacs de terreau, tondeuses, bulbes et plants divers et variés, se doivent d’avoir des rayons dédiés aux balancelles, pergolas ou autre barbecue ! La renaissance du barbecue – avec la découverte par une nouvelle génération, plus urbaine, du plaisir de la cuisson à la braise – a même conduit ces enseignes à jouer sur la fibre “hipster” de cette nouvelle clientèle (en proposant par exemple des sauces BBQ rares ou haut de gamme, importées des USA dans leurs linéaires !).
Cette logique du jardin comme pièce extérieure à vivre est également soutenue par l’évolution de la véranda. Initialement conçue comme une sorte de terrasse magnifiée (ou de “jardin d’hiver du pauvre”) construite dans des matériaux peu nobles (aluminium, PVC), la véranda se fait désormais plus solide. Elle se durcit avec la maçonnerie, connait des aménagements drastiques (cheminées d’appoint, bibliothèques) et devient un salon supplémentaire avec une large ouverture sur l’espace privé du jardin.
Aujourd’hui, le jardin est donc double. Il y a la façade publique, celle qui donne sur la rue et que l’on met en valeur pour appuyer un statut, mettre en valeur un quartier et représenter – d’une certaine manière – sa ville (si jamais le Conseil national de villes et villages fleuris venait à passer…). Et il y a le jardin privé, cultivé, aménagé et entretenu pour soi, que l’on n’ouvre qu’à finalement peu de monde. Aujourd’hui, ce dernier tend à se développer davantage, comme une façon de réaffirmer son individualité.