Comment bien déboulonner une statue ?
Déboulonner les statues, renommer les rues et les stations… Ces derniers temps peut-être plus qu’à l’habitude, il est apparu que le patrimoine urbain était politique. Les noms, les œuvres et les symboles font l’objet de discussions et de remises en doute importantes pour le débat public.
Depuis la mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai dernier, la question de la présence de symboles racistes dans l’espace public est revenue au cœur de l’actualité. Des statues et des noms de rue sont apparus insupportables et offensants au motif qu’ils vantent la colonisation ou célèbrent des individus ayant fait fortune dans la traite négrière.
« Négrophobie d’État »
Ainsi, le 7 juin, la statue du négrier anglais Edward Colston a été arrachée de son socle puis jetée dans un bassin du port de Bristol par des manifestants Black Lives Matter. En France quelques jours plus tard, la statue de Colbert devant l’Assemblée Nationale a été aspergée de peinture rouge et taguée « Négrophobie d’État ». Ce ministre sous Louis XIV est en effet l’auteur du « Code Noir », relatif à l’administration de l’esclavage dans les colonies et prescrivant les châtiments corporels à l’égard des esclaves.
Le paysage urbain est parsemé d’œuvres et de références héritées de l’histoire, que le passant ne relève probablement même plus. Pourtant certaines perpétuent silencieusement un imaginaire raciste et valident donc un régime de discriminations. « Un autre racisme gangrène nos sociétés dans l’indifférence, c’est celui sur l’architecture urbaine et sur les murs de nos villes » déclare Karfa Diallo, le fondateur de l’association Mémoires et Partages, dans une lettre ouverte au président de la République et à plusieurs élus locaux.
Des statues politiques
Le droit d’ériger des statues appartient au pouvoir politique, comme le rappelle Emmanuel Fureix, professeur d’histoire contemporaine spécialiste de l’histoire politique et culturelle sur le plateau d’Arrêt sur Images. Ce sont des honneurs qui sont rendus et qui construisent le roman national. Une très large partie des statues présentes aujourd’hui dans l’espace public français a été installée entre 1880 et 1930 : c’est le projet politique de la troisième République qui est glorifié.
Les sciences le sont avec Pasteur, comme le projet scolaire de Ferry ou encore les exploits militaires de la colonisation avec le Général Bugeaud. Quel que soit le symbole, pour l’historien Richard Vassakos, il s’agit de propagande politique. Il serait malhonnête de défendre ce patrimoine comme un simple héritage historique qui serait politiquement neutre.
Ménage de printemps
La mise au ban de ce patrimoine n’a rien donc de nouveau. Au cours de l’histoire et selon les changements politiques, les traces du régime précédent ont souvent été évacuées. « Les statues sont des sismographes de nos tensions sociales et politiques » considère Emmanuel Fureix. « La Révolution française et les révolutions du XIXème siècle ont négocié l’idée d’un nouvel espace public partagé et démocratique, et ça suppose des effacements, des compositions, des bricolages ».
Dénoncer ces symboles est alors un moyen d’action, une interpellation citoyenne permettant d’alimenter le débat public. Ces dernières années, des actions féministes ont été menée, notamment par le collectif Nous Toutes pour dénoncer l’absence de références aux femmes dans l’espace public. En effet, 7% des statues en France représentent des femmes et seules 2% des rues portent des noms de femmes. Les ouvriers sont très rares également, malgré la riche histoire syndicale française.
Ces actions ne sont d’ailleurs pas l’apanage d’un camp politique spécifique. À Marseille, la stèle du résistant Missak Manouchian est régulièrement vandalisée par des groupes néo-fascistes. En juin dernier, une statue commémorant l’abolition de l’esclavage a été recouverte de peinture blanche et accolée d’une inscription « White Lives Matter ».
Trancher démocratiquement
Dès lors, il appartient à l’opinion publique de trancher l’avenir de ces symboles. De les défendre ou de les condamner. Certains cas sont plus complexes que d’autres, au regard de la biographie de la personne célébrée, du message qui l’accompagne ou du contexte local. En France, Bordeaux fait figure de pionnière puisqu’elle a entrepris depuis une dizaine d’année un travail sur ces questions.
En effet, la ville dont le développement urbain et économique a été en partie financé par la traite d’esclave défend une approche pédagogique. Elle estime que l’effacement de ces symboles n’est pas une solution satisfaisante puisqu’il met ces événements sous le tapis. « Non seulement on ne change pas l’histoire mais en plus on se prive des moyens de l’expliquer » résume Marik Fetouh, maire-adjoint à Bordeaux.
Plaques explicatives
La ville a donc décidé d’apposer des plaques explicatives auprès des symboles problématiques : cette solution rappelle à tous l’existence des faits racistes et permet un travail de mémoire. Pour ce faire, chaque cas est étudié par un comité composé d’historiens, d’anthropologues et de citoyens. Ils conduisent une enquête publique sur la perception de l’espace et les souhaits d’aménagement, qui aboutit ensuite à une décision de la municipalité.
C’est notamment le fruit du travail de plaidoyer de Karfa Diallo à Bordeaux. « Ce travail sur la signalétique urbaine est une nécessaire œuvre de justice et de réparation, indispensable pour entendre la colère antiraciste, combattre les discriminations, l’impunité de ceux qui privent de leur dignité d’autres hommes et assurer l’égalité réelle » estime l’activiste.
Le contre-monument
Ce travail de pédagogie et de mémoire peut prendre d’autres formes. Certaines villes ont décidé de mettre en place des « contre-monuments ». Ceux-ci cherchent à renouveler le paysage statuaire en donnant à voir des personnalités habituellement invisibles : des esclaves plutôt que des maîtres, des femmes plutôt que des hommes etc.
Autre formule, la conservatrice Andrea Theissen a organisé à Berlin une exposition regroupant des statues mises au rebut, une manière d’ouvrir une discussion critique sur ces symboles et leur effacement. Les musées sont des lieux pertinents pour cela : le musée national de l’histoire de l’immigration à Paris avait présenté des statues de Mussolini dégradées lors d’une exposition « Ciao Italia ! ». Le bâtiment lui-même incarne ce travail critique, puisque sa façade déroule une vaste fresque à la gloire des colonies.
Enfin, et c’est probablement la solution la plus ludique, le street artiste Banksy a suggéré de remettre en place les statues déboulonnées et de les compléter de manière à rejouer la scène du déboulonnage. Les manifestants seraient à leur tour statufiés de façon à créer plusieurs strates historiques et artistiques.