La ville très très tiède
On oublie facilement la façon dont la climatisation a largement déterminé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. De l’architecture des bâtiments, à la forme des villes en passant par nos modes de vie et de consommation, la technologie a repoussé les limites de l’imaginable. Dans certaines villes du globe où il est possible de passer une journée entière sans sortir à l’air libre, elle contribue cependant à déconnecter la nature de la ville.
La course à la clim’
C’est en 1902 que l’ingénieur Willis H. Carrier invente le premier dispositif de climatisation moderne. Son commanditaire est un imprimeur new-yorkais qui souhaite contrôler l’humidité de son local pour améliorer ses tirages. Après plusieurs expérimentations Carrier parvient à baisser l’humidité de l’air, et ce faisant, il baisse également la température. Un effet secondaire inattendu et bienvenu, qui met quelques années à être exploité sérieusement. À partir des années 20, les cinémas s’équipent en premier de climatisation pour booster leur clientèle estivale, c’est le début du blockbuster d’été. Parallèlement, l’administration fédérale se penche sur le sujet et réalise que ses dactylographes perdent 24 % de productivité quand on les prive de climatisation en été. Rapidement, magasins, trains, hôtels ou restaurants s’équipent et les lieux sans climatisation ne font plus le poids. C’est en 1951 que le premier climatiseur de fenêtre est commercialisé et popularise largement l’air frais dans les domiciles.
Maîtriser l’environnement
Aujourd’hui, alors que près de 90% des foyers américains sont équipés en climatiseurs, l’air à 22 degrés s’est imposé comme une norme. Il a redistribué les cartes dans l’affrontement entre l’homme et son environnement. En effet, des villes au climat difficile comme Las Vegas, Dubaï ou Singapour n’auraient jamais eu un tel essor sans air conditionné. L’exposition aux moustiques a été réduite et certaines maladies tropicales comme le paludisme ont pu reculer. Grâce à la climatisation, les décès lors de canicules sont en baisse. La Floride du tourisme, des hôtels et des parcs de loisir n’aurait jamais vu le jour. Dans ces régions, la sieste n’est désormais plus nécessaire aux heures chaudes : les écoles et les usines continuent comme si de rien n’était. Ainsi, le rythme du travail s’est homogénéisé et mondialisé. Pour toutes ces raisons, la climatisation finit par être subventionnée aux États-Unis : 269 millions de dollars d’aides à la climatisation ont été octroyés par le gouvernement américain en 2011.
L’architecture hermétique
Cette conquête technologique sur l’environnement s’est traduite par les projets les plus fous. La piste de ski en intérieur à Dubaï ou les stades de foot climatisés de la coupe du monde 2022 au Qatar (où la température peut atteindre 50 degrés en été) figurent parmi les plus emblématiques. Mais les constructions plus ordinaires se sont aussi transformées comme en témoignent les gratte-ciels. En effet, dans ces immeubles de plusieurs dizaines d’étages dont toutes les surfaces sont vitrées mais dont aucune fenêtre ne s’ouvre, le refroidissement et la circulation de l’air sont assurés par l’invention de Willis Carrier. L’architecture dans son ensemble est impactée par l’arrivée de la climatisation. Dans le sud des États-Unis, les maisons traditionnelles étaient surélevées par rapport au sol, dotées d’un porche ombragé et conçues pour favoriser les courants d’air. Ce sont désormais des blocs hermétiques et standardisés, un modèle qui s’impose un peu partout. Certains promoteurs opportunistes deviendraient d’ailleurs de moins en moins regardants sur l’isolation thermique, puisque l’habitant pourra toujours pousser l’air conditionné un peu plus fort. À sa charge, bien entendu.
Le paradoxe du “junkspace”
Dans de nombreux cas, la climatisation est devenue indispensable. Les musées par exemple doivent surveiller la qualité de l’air pour préserver leurs oeuvres. Les data-centers doivent en permanence compenser la chaleur produite par les ordinateurs. Dans les blocs opératoires, les hôpitaux, où dans l’industrie pharmaceutique, la température est rigoureusement contrôlée. C’est aussi le cas partout où l’on accueille du public. Pour des raisons de confort, les théâtres, les centres commerciaux, les restaurants maîtrisent leur température. Les passants peuvent se réfugier du chaud et du froid, et accessoirement consommer. Ce qui produit selon l’architecte Rem Koolhaas une dissolution de l’espace public dans l’espace commercial : un « junkspace », un mal-espace, inspiré de la malbouffe (junkfood).
Ce design de l’espace dédié à la consommation est moins présent dans les villes européennes où l’opposition entre rue et bâtiment est encore forte, c’est pourtant une réalité dans les jeunes villes américaine, du Golfe ou d’Asie. Les galeries marchandes sont conçues comme une continuité d’activités où le consommateur peut passer le plus clair de son temps. « Un purgatoire de mauvaise qualité », né de la rencontre de la climatisation et de l’escalator selon Koolhaas, où tout se ressemble et tout favorise la consommation. Des villes sans ciel, reliées à des parkings souterrains qui permettent d’éviter de sortir à l’air libre, là où évoluent… les voitures. En effet, alors que l’intérieur est conçu pour la déambulation, l’extérieur devient hostile, pollué et peu adapté aux piétons.
Cocooning climatique
Conquises sur l’espace public, scellées hermétiquement et chauffées artificiellement, faut-il voir la multiplication des terrasses chauffées comme une tentative de junkspace à la française ? En tout cas, l’air à 22 degrés nous a également accoutumé à un certain confort. « Condamnés à un jacuzzi perpétuel » selon l’expression de Rem Koolhaas, les odeurs, les sons et la lumière sont standardisés de manière à créer un environnement artificiel tempéré. Sans cesse privés des sens les plus fondamentaux, notre tolérance sensorielle se retrouve diminuée et nous perdons contact avec l’idée même de la nature.
Ce confort a un coût énergétique et environnemental évident. Une étude publiée en 2012 par l’Université de Yale nous apprend que la consommation électrique des climatiseurs américains est supérieure à la consommation électrique de toute l’Afrique, tous usages confondus. En explosion dans les pays émergents, le nombre de climatiseurs dans le monde doit tripler d’ici 2050. Une véritable bombe à retardement, à la fois anti-sociale et quasiment contreproductive. En effet, pour produire du froid à son propriétaire, un climatiseur doit rejeter du chaud quelque part. À Phoenix, la température est plus haute de un à deux degré la nuit à cause de l’utilisation des climatiseurs. Ce qui incite chacun à pousser son appareil un peu plus fort…
Une fuite en avant, parfaitement illustrée par le journaliste Rowan Moore dans les colonnes du Guardian : à Houston où il ne fait jamais vraiment froid, un homme lui avoue mettre la climatisation exprès pour pouvoir allumer un feu de cheminée et retrouver l’ambiance de son Wisconsin natal.