Aranya, 30 ans après : comment vieillit une révolution urbaine ?
Aranya est un quartier d’habitat social développé dans les années 1980 à Indore, dans le centre de l’Inde. A l’époque, il a été présenté comme un véritable succès porté par la vision singulière du Corbusier indien, Balkrishna Doshi. Mais qu’en est-il réellement 30 ans après? Epircurban s’est rendu sur place. Immersion.
Arrivée à Indore par le train au petit matin. A la gare, je croise une vache sur le quai, ce n’est presque plus surprenant. Le premier défi est de réussir à localiser Aranya. Les nombreuses études de cas qui ont été menées à son sujet parlent d’un « quartier situé à 6 kilomètres du centre-ville » et les photos d’époque laissent voir une campagne environnante plutôt préservée. Les habitants à qui je m’adresse pour trouver mon chemin ne semblent pas connaître l’existence du quartier. Je tente de créer un déclic en leur montrant des photos des façades assez emblématiques avec leurs escaliers en front et leur peinture ocre. Rien n’y fait.
Après une heure de recherche, j’arrive enfin à cerner le quartier, aujourd’hui totalement intégré dans le tissu urbain de cette ville de l’Etat du Madhya Pradesh, dans le centre de l’Inde. Et je comprends vite pourquoi personne n’arrivait à me l’indiquer malgré les photos : le quartier est assez méconnaissable maintenant que les façades ont été repeintes de façon bariolée.
Promoteurs et aménageurs ont parfois la fâcheuse tendance d’annoncer le succès d’un projet urbain avant même que sa réalisation ne soit terminée et qu’il ne soit habité. Pourtant le véritable succès d’un projet urbain ne se mesure qu’à l’usage. En particulier, l’habitat social et les problématiques qu’il doit prendre en compte rendent impossible de prédire le succès d’un projet avant d’être confronté à l’usage sur le long terme. C’est ce que nous cherchons à évaluer sur ce projet.
Juste avant le début de l’étude Epicurban, en Juillet 2014, l’exposition «Ré-enchanter le Monde » à la Cité de l’architecture mettait en valeur des réalisations singulières et alternatives permettant de développer une ville plus enthousiasmante, apaisée et inclusive. Parmi eux, l’initiative de Balkrishna Doshi, élève du Corbusier, qui au début des années 1980 a conçu un quartier d’habitat populaire singulier dans la ville d’Aranya, à proximité d’Indore (voir encadré).
« En Inde, Balkrishna Doshi décide de concevoir un habitat plus approprié aux besoins que le logement social qu’il juge, à l’expérience, inflexible : fermé aux cultures, détruisant les usages mixtes, les solidarités et empêchant les familles d’adapter leur habitat à leur vie. Pour les 40.000 réfugiés des bidonvilles d’Aranya, l’architecte conserve un plan de logement moderne, mais l’intègre dans une structure meccano ouverte qui permet d’ajouter, autour d’un patio, une chambre, un atelier. C’est l’abandon de la rigidité urbaine qui redonne de la liberté aux habitants. Bakrishna Doshi a observé comment les bidonvilles s’agencent en rues actives, en îlots d’entraide. L’unité de base est un hameau d’une dizaine de familles. Les hameaux forment des quartiers, aérés par des places. Le projet d’Aranya fut le premier à remettre en cause l’habitat social moderne. L’expérience fut critiquée: on reprocha à l’architecte de maintenir des modes de vie sous-développés. Puis l’écologie politique, avec Ivan Illich, a entamé le procès de la ville fonctionnaliste et Aranya est devenue une référence. »
Catalogue de l’exposition « Ré-enchanter le monde », 2014
Des rues vivantes comme dans un bidonville…en plus propre
Un des aspects salués au sujet d’Aranya est la trame viaire (le dessin des rues). Celle-ci a été presque intégralement préservée et reste bien perceptible. Elle se caractérise par un décrochage systématique des rues en leur milieu. Celui-ci rythme le quartier, créant des espaces plus large pour la rencontre des habitants tout en empêchant une circulation à vive allure pour les différents véhicules. La rue dès lors appartient en priorité au piéton. Les enfants, nombreux à y jouer cette après-midi, l’ont bien compris.
Le plan d’urbanisme permet d’offrir une vraie vie de quartier : conçu autour d’une rue principale commerçante, véritable épine dorsale du quartier, il distribue les populations afin que tous les habitants se trouvent à une distance raisonnable de cet axe. Des patios accueillent quelques éléments de verdure. Répartis régulièrement, ils jouent le rôle de place de quartier où les voisins se retrouvent.
Dans la forme du bâti, Aranya fait écho à l’urbanisme de bidonvilles à nombreux égards. Les maisons n’ont qu’un ou deux étages, les façades sont bariolées, les rues sont étroites. Les petits artisans travaillent sur le pas de leur porte. C’est le cas d’Eknath qui confectionne des claquettes à quelques pas d’un vendeur de rue avec son chariot de fruits et légumes. On se croirait à Dharavi à ceci près que, contrairement au bidonville, les réseaux d’électricité, d’adduction et d’évacuation des eaux ont été prévus en amont. Cela représente un élément majeur d’amélioration du confort des habitants.
S’inspirant clairement de la porosité entre l’espace public et l’espace privé existant dans les zones d’habitat auto-construit, le modèle originel de maisons proposé par Doshi se caractérise par un escalier placé en front de rue. Il sert d’accès à l’étage mais aussi de lieu pour étendre les vêtements qui sèchent ou juste pour se poser et discuter avec des amis. Même les maisons plus récemment bâties conservent au moins une margelle en front avec le même usage social.
Un prototype qui perdure dans un environnement normalisé
La version expérimentale réalisée par Doshi forme aujourd’hui une part très minoritaire du quartier d’Aranya. Les habitants l’appellent Lalbangla. Sur les plus de 6 000 logements prévus à l’origine, seules 80 maisons de démonstration ont été conçues par Doshi, proposant une grande variété de possibilités en termes de typologie. Autour de Lalblangla, les bâtiments sont normalisés et les grands immeubles en construction près du terrain de criquet du quartier ne semblent pas très différents des normes occidentales.
Les sceptiques considéreront probablement que cette normalisation est le signe d’un échec relatif de l’expérimentation. Les optimistes loueront quant à eux l’adaptabilité d’un quartier qui s’est fondu dans la ville. Par ailleurs, le cœur historique du quartier n’ayant pas perdu de son animation, il semblerait que l’absence de réplication du modèle tienne davantage à un manque de volonté politique qu’à un échec de Doshi. De plus, ne pas chercher à uniformiser le quartier témoigne d’un choix d’humilité de la part de l’architecte-urbaniste conscient que le projet urbain ne lui appartient plus dès lors que les habitants le font vivre et se l’approprient.
Faire confiance à l’intelligence urbaine collective
Le modèle proposé par Doshi avec un toit terrasse permet enfin de tenir la promesse d’adaptabilité du logement dans le temps. C’est le cas pour celui de Malti Verma, mère de deux enfants qui me fait visiter sa maison. Elle est exiguë mais Malti est justement en train d’y faire construire un étage supplémentaire car la famille s’agrandit. Ainsi, sans luxe mais de manière très pratique, le quartier de Doshi semble tenir sur le long terme sa promesse d’un quartier où l’ambition d’une vie meilleure peut se concrétiser dans un environnement sain vivant et abordable. L’architecte urbaniste réalise son pari quand il offre une véritable flexibilité aux habitants dans l’évolution du quartier même quand celle-ci altère l’unité esthétique originelle qui en faisait l’identité dans les pages des revues d’urbanisme.