Apprendre de Jane Jacobs, chantre de la ville dense et intense

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14 Déc 2016

Dès les années 60, Jane Jacobs prédit l’échec de la ville moderne et du développement urbain conditionné par le prisme de la voiture, de l’étalement urbain et du zonage. Edité en 1961, Déclin et survie des grandes villes américaines est largement accueilli par le grand public anglo-saxon. Ses prédictions ne seront pourtant pas prises en compte par les professionnels de l’aménagement et du territoire. En France, par exemple, il faudra attendre 1991 pour avoir accès à la version traduite.

En 2012, l’ouvrage de Jane Jacobs est réédité en France et devient une référence dans le milieu de l’urbanisme. Alors qu’elle est décédée en 2006, elle aurait eu 100 ans le 4 mai dernier si elle avait été encore vivante. Pour commémorer cette date importante, des marches urbaines ont été organisées au Canada notamment. Mais qui est cette femme ? Pourquoi un tel engouement après plusieurs décennies de silence ? Quel intérêt avons-nous à relire Jane Jacobs aujourd’hui ?

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Crédits : Phil Stanziola — New York World-Telegram and the Sun Newspaper Photograph Collection, Library of Congress, Reproduction Number: LC-USZ-62-137838

Jane Jacobs, militante de la cause urbaine

Jane Isabel Butzner naît en 1916 dans une ville minière de Pennsylvanie. La jeune femme grandit au sein d’une famille très modeste. Bien que ses parents n’aient assez d’argent pour lui offrir de longues études, elle écrit et se fait publier assez tôt. La crise économique des années 30 n’épargne pas les petites villes et face à l’impossibilité de trouver un emploi sur place, Jane et sa sœur partent tenter leur chance à New-York.

Travaillant tantôt en tant que secrétaire, tantôt en usine, Jane ne mène pas la grande vie. Face au manque d’argent et au coût des transports en commun, elle sillonne la ville à vélo. Une pratique qui lui permet d’observer et de faire émerger ses analyses urbaines futures. Parmi ses observations, Jane Butzner à l’époque, s’intéresse particulièrement aux questions de logement dans une Amérique fortement précarisée par la crise.

En parallèle de ses boulots alimentaires, elle continue d’envoyer ses papiers à divers journaux. Ce n’est qu’en 1952 qu’elle s’implante durablement en tant que journaliste au sein de la rédaction Architectural Forum. Son arrivée au journal marque ses premiers engagements. A cette époque, Robert Moses, urbaniste de la rénovation de New York, lance un projet de destruction des quartiers populaires désignés comme taudis pour y installer des tours de logement, moins consommatrices en foncier. L’espace disponible devait permettre de créer des infrastructures autoroutières. La mobilisation citoyenne est forte. Le projet est annulé. Face à cette situation, Jane Jacobs s’engage et milite contre la ville moderne. Elle devient une figure de la résistance communautaire qui oppose les habitants du quartier populaire de Greenwich Village aux projets de rénovation urbaine de la municipalité.

Retracer les grandes lignes du parcours de Jane Jacobs semble important avant de s’intéresser à ses travaux. Si son mari est architecte, il est important de souligner qu’elle n’a aucun lien avec le monde de l’aménagement.

La ville moderne ou l’origine des maux de la ville

De par sa formation, Jane Jacobs se présente comme une citoyenne et non comme une professionnelle de l’aménagement. Elle ne prétend en aucun cas établir un manifeste de la ville parfaite. Elle témoigne en deux temps. D’abord, elle relève les erreurs de l’urbanisme de la rénovation urbaine. Puis, elle observe ce qui fonctionne en ville.

La journaliste écrit dans une période où l’Amérique construit des quartiers d’affaire vides, met en place des infrastructures autoroutières démesurées et installe un tapis de zones pavillonnaires. La vie urbaine est segmentée, zonée. L’habitat est spatialement séparé de l’activité économique et de l’activité commerciale par des artères. L’introduction de la voiture en ville est prétexte à toutes les folies urbaines. Les échelles humaines ne sont plus respectées et les individus sont comme parqués dans l’espace urbain. Les zones pavillonnaires sont regroupées. Les commerces sont entassés dans des centres. Les enfants jouent dans des squares. Les travailleurs se rendent dans les Central District Business.

Si la voiture est souvent pointée du doigt comme étant à l’origine de tous les maux urbains, Jane Jacobs relativise sur ces raccourcis. Elle revient sur l’établissement des cités-jardins par Ebenezer Howard. La construction de celles-ci se fait dans le rejet du modèle précédent : au lieu de concentrer la population dans un secteur déjà saturé, on cherche à diluer la ville en dehors de ses limites. Après des années d’entassement de populations précaires durant les premières années d’industrialisation, la ville ne plait plus autant, bien au contraire elle repousse. Vivre bien, c’est donc vivre hors de la ville. On cherche alors à décentraliser la ville à une échelle régionale et la voiture est un moyen d’y parvenir.

Toujours est-il que pour Jane Jacobs l’étalement urbain, les grandes infrastructures et le renouvellement urbain contribuent à détruire la ville :

« Lorsqu’on passe en revue un certain nombre de villes, on remarque en effet que les secteurs urbains qui dépérissent sont précisément ceux que l’urbanisme officiel qualifie de « sans problèmes » ». Ici, la journaliste évoque les villes nouvelles de l’urbanisme moderne.

« Ce que l’on remarque moins, mais qui est tout aussi significatif, toujours en passant en revue un certain nombre de villes, c’est que les secteurs urbains qui résistent au dépérissement sont précisément ceux que l’urbanisme officiel a condamné. » Ici, au contraire, Jane Jacobs évoque donc les quartiers urbains populaires centraux n’ayant pas été soumis à l’urbanisme moderne.

Elle dénonce le gigantisme, l’uniformisation et l’anonymat qu’implique un tel mode de pensée. Ces éléments contribuent à aseptiser l’espace urbain et s’écartent des pratiques urbaines dans leur infinie diversité. Malgré toute sa modernité, c’est un urbanisme du repli sur soi.

La ville intense de Jane Jacobs

« Un quartier n’est pas seulement une réunion d’immeubles, c’est un tissu de relations sociales, un milieu où s’épanouissent des sentiments et des sympathies. »

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Crédits : Photo de Christian Montone sur Flickr –New York City 1960s Cafe Wha Greenwich Village Vintage

Jane Jacobs pose ensuite les bases d’une ville adaptée aux besoins de ses habitants : la ville intense. Si nous devions la résumer : elle se construit en opposition à la définition des modernistes. Le cœur de sa pensée s’oriente autour de la revitalisation de l’espace public.

« Dans nos villes, nous avons besoin de toutes les formes de diversité possibles, entremêlées de façon à se compléter les unes les autres »

La ville intense est une ville dense. Alors que la densité effraie, Jane Jacobs prône l’essor de la ville : densifier l’espace c’est maximiser les chances de mixité et d’interactions sociale. Pour palier un risque de gentrification (le concept n’existe pas encore à cette époque), Jane Jacobs parle également de la nécessaire diversité du bâti. Mêler le neuf à l’ancien, le rénové au rafistolé : cela permet d’offrir un accès à un spectre  large de budgets.

Certes, la densité et la mixité sociale sont des éléments importants. Pourtant densité et mixité fonctionnelles sont également nécessaires. Croiser ces deux types de mixité permettrait d’assurer le maillage de l’espace public. Celui-ci implique une vitalité urbaine et la rencontre de ses habitants. Le retour à des rues actives et attractives est la condition nécessaire au bien-être de ses habitants.

« Dans la ville, les rues et leurs trottoirs ne servent pas seulement à faire circuler des voitures ou des piétons; elles remplissent bien d’autres fonctions, liées à la circulation, mais qui ne se confondent nullement avec celle-ci et se révèlent aussi indispensables à un bon fonctionnement urbain que les déplacements eux-mêmes »

La rue contribue également au sentiment de sécurité d’un habitant dans son quartier.

« … la paix publique dans les villes, celle du trottoir et de la rue, n’est pas d’abord l’affaire de la police, aussi indispensable soit-elle. C’est d’abord l’affaire de tout un réseau, complexe au point d’être presque inconscient, de contrôles et de règles élaborés et mis en œuvre par les habitants eux-mêmes. »

Ce qui a été oublié dans la ville moderne, c’est la complexité de l’urbanisme qui est en lien directe avec la complexité des interactions sociales et culturelles. Le bien-être de l’individu se base sur l’activité et la rencontre. L’urbanisme, c’est du bon sens dans la complexité.

« Dans nos villes, nous avons besoin de toutes les formes de diversité possibles, entremêlées de façon à se compléter les unes les autres »

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Crédits photo : This Big City

Pourquoi Jane Jacobs inspire-t-elle aujourd’hui ?

La journaliste nous explique : « Ce livre attaque les idées reçues en matière de planification et de reconstruction. Il constitue également et surtout une tentative pour formuler de nouveaux principes qui diffèrent sensiblement, voire complètement, de ceux qui sont divulgués partout à l’heure actuelle, que cela soit dans les écoles d’architecture et d’urbanisme, les suppléments du dimanche des journaux ou les revues féminines. Mon action (…) est essentiellement dirigée contre les principes et les objectifs qui ont modelé les doctrines officielles en matière de planification et de reconstruction urbaine. »

Si nous devions résumer la pensée de Jane Jacobs, nous dirions que l’urbanisme est une question d’expérimentation et de bon sens. C’est à partir de ces ingrédients qu’elle nous apporte un témoignage d’une autre époque pourtant toujours valable aujourd’hui. Les clés qu’elle apporte, telles que le nécessaire retour à la rue sont des valeurs que nous essayons de mettre en place aujourd’hui et qui ont déjà fait leurs preuves dans de nombreuses villes.

Au quotidien, Jane Jacobs prône un retour au développement local. Elle préconise le développement d’un tissu social fort, dont grand nombre de nos rues ont été vidées. Elle valorise des modes de vie urbains qui laissent place à l’expérimentation, et donc à l’apprentissage. En favorisant le retour à la rue et à l’espace public, elle donne une liberté d’exploration et d’insouciance à chacun, à commencer par les enfants. Un espace public fort permet la rencontre, la diversité et l’apaisement de nos villes.

Si ses arguments ont parfois pu être critiqués, la prise de parti reste libre. Il s’agit également de souligner que son ouvrage n’est pas un manuscrit professionnel, mais qu’il a été détourné en tant que tel par la suite. Jane Jacobs nous donne un outil formidable en tant qu’urbanistes, que sont les prémices d’un urbanisme participatif via la retranscription écrite d’un vécu urbain, partagé et salué par le grand public. Jane Jacobs tend la main aux autorités publiques en trouvant un moyen de médiation et de communication. Si la valeur de son écrit n’était pas reconnue à l’unanimité lors de sa sortie, il fut pourtant amplement consulté à partir des années 80, lors des premiers travaux de revitalisation des quartiers anciens en centre-ville. Aujourd’hui encore, il nous permet de mettre des mots sur les maux que subissent encore certains de nos quartiers.

 

LDV Studio Urbain
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Vos réactions

Kerdraon Hélène
13 décembre 2019

Bonjour,

Je m’intéresse à la réception du travail de Jane Jacobs en France pour mon travail de mémoire en Master d’Architecture.
Je m’interroge simplement sur l’auteur de l’article que vous présentez à ce sujet dans votre blog.

En vous remerciant,

Hélène Kerdraon
Etudiante à l’école de Paris Belleville

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