Aménager la ville pour l’hiver : le cas d’Edmonton
« Nous ne devons pas lutter contre le climat, nous devons former des alliances avec ». C’est autour de cette idée simple mais centrale que la ville d’Edmonton, au Canada, entend baser toute sa politique urbanistique. Exposée à des hivers particulièrement glacés, la capitale de la province de l’Alberta a révolutionné son aménagement urbain en réfléchissant à un déneigement efficace et intelligent, à la réflexion de la lumière solaire, aux corridors de vents, à l’accessibilité comme à l’animation de l’espace public pendant la saison la plus morne de l’année. Des dispositifs innovants qui pourraient inspirer les villes du monde entier, qui sont de plus en plus soumises à des températures extrêmes, que nous décortiquons dans cet article.
Edmonton : une ville qui embrasse l’hiver
Accueillant près d’un million d’habitants, la ville d’Edmonton est la capitale de la province d’Alberta et un lieu de vie dynamique, polarisant l’ouest du Canada. Entre autres caractéristiques qui font la réputation de la ville, la saison hivernale est certainement un élément des plus marquants. Entre des températures pouvant atteindre les -40°C l’hiver, des périodes neigeuses rendant les routes impraticables, parfois pour plusieurs semaines, et des vents glacés, haïs de tous les habitants, l’hiver à Edmonton a longtemps été rude et morne. Cependant, loin d’être immobilisée par le froid polaire, c’est à la saison hivernale que la vie urbaine edmontonienne est aujourd’hui la plus animée et chaleureuse. En effet, pour lutter contre la morosité saisonnière, la municipalité a pris le parti, dès 2012, de réinvestir la ville les mois les plus froids et de proposer des innovations capables de changer durablement le rapport des citadins à l’hiver. La ville a ainsi développé une stratégie globale pour « embrasser l’hiver » et c’est désormais le dynamisme urbain hivernal qui fait la belle réputation de la capitale albertaine.
Recouvrant les domaines du bien-être, des loisirs, de la culture, de l’économie, du tourisme et de l’urbanisme, la stratégie politique, dite Winter City (traduisez « ville d’hiver »), favorise la multiplication des initiatives et des expérimentations tendant à améliorer les conditions de vie des Edmontoniens en hiver. De l’animation d’ateliers sur la santé mentale, à l’organisation du festival Luminaria, en passant par le déneigement intelligent, les tournois de pétanque sur neige et les spectacles de snowboard, les services de la ville travaillent en transversalité pour rendre la ville plus agréable à la saison froide. Cette approche holistique de l’hiver a d’ailleurs conduit à la création d’un Bureau de l’hiver. Il est chargé de coordonner les différentes actions saisonnières, porter les initiatives habitantes et penser une approche évolutive du projet pour répondre à l’évolution du contexte climatique à court terme – celui des pics de froid -, moyen terme – celui de la diversification des animations chaque saison – et long terme – celui du changement climatique qui rend plus récurrents et dangereux les épisodes climatiques extrêmes. L’innovation et le portage politique, mais aussi communautaire, d’une telle stratégie de ville ont fait d’Edmonton une ville d’hiver de classe mondiale dont les expérimentations inspirent aujourd’hui d’autres villes à travers le monde.
Une politique urbaine de conception hivernale
Dans le cadre de la stratégie globale Winter City, la ville a notamment développé une politique urbaine de conception hivernale novatrice. En effet, certaine qu’un travail sur la morphologie urbaine pouvait améliorer le confort des habitants, la ville a entrepris de repenser les espaces urbains afin que ces derniers captent davantage le soleil, bloquent les vents et réduisent les ombres. Edmonton comptant environ 150 jours de confort extérieur par an, soit le nombre de jours entre 9°C au printemps et 11°C en automne, de début mai à mi-octobre, le renouvellement urbain de certains espaces publics a permis de prolonger ce temps jusqu’à 30 %. Autrement dit, grâce à la nouvelle conception hivernale des espaces urbains, les habitants peuvent dorénavant profiter des espaces extérieurs de manière confortable jusqu’à quatre semaines plus tôt au printemps et trois à quatre semaines plus tard à l’automne.
Pour parvenir à ce résultat, la ville a défini cinq directives de conception hivernale pour le développement d’Edmonton. Ces principes flexibles ont été établis dans le cadre de groupes de travail participatifs composés d’habitants volontaires et d’intervenants-clé de l’administration locale, de l’urbanisme, de l’architecture, des transports et de l’aménagement des parcs, entre autres. Ils intègrent une réflexion sur les usages et la mobilité à l’échelle de l’ensemble de la province. Ces cinq directives valorisent différentes stratégies de conception pour bloquer les vents (1), divers modes d’orientation des bâtis destinés à maximiser l’exposition au soleil des lieux de vie intérieurs et extérieurs (2), l’utilisation de la couleur pour animer le paysage urbain (3), la création d’un intérêt visuel par l’utilisation stratégique d’éclairages créatifs (4) et la fourniture d’infrastructures à même de soutenir la vie hivernale (5). Ces directives sont aujourd’hui applicables aux projets d’aménagement de la collectivité, des entreprises et des propriétaires privés à l’échelle du logement, de l’espace public et du quartier. En outre, ces principes font désormais l’objet de campagnes d’information et de sensibilisation afin de les porter en principes d’intérêt général, au même titre que d’autres règles d’urbanisme.
Une ville modèle de l’urbanisme du froid
Cette politique urbaine de conception hivernale a largement diversifié et élargi l’aménagement edmontonien et ainsi conduit à enrichir, localement et à l’international, ce que certains professionnels appellent l’urbanisme du froid. En effet, les espaces urbains sont construits pour assurer l’accès, la sécurité et le confort hivernal aux habitants. À ce titre, les bâtiments sont conçus et stratégiquement positionnés pour créer un microclimat plus doux dans le domaine public. Un travail sur les hauteurs et les intersections des bâtis permet de limiter les courants d’air et favorise l’exposition au soleil. L’insertion d’arcades, haut-vents, canopées et vestibules permet en complément de protéger les passants des avaries.
L’urbanisme du froid tend également à redynamiser les rues et les espaces publics en les rendant attrayants en toute saison. Les places, terrasses, aires de jeux et parcours sont ainsi étoffés de panneaux transparents destinés à couper les vents tout en garantissant une visibilité sur l’ensemble de l’espace public. Ce design, dit « sans barrière apparente », protège du froid glacial tout en permettant un accès inclusif et agréable à l’espace public. De plus, les parcours piétons et vélos sont systématiquement signalés et des alternatives multiples permettent de fluidifier les circulations sous tout climat. Toboggans, remontes-siège, voies couvertes et souterraines sécurisent ainsi les déplacements. De la même manière, le service de déneigement intelligent et la densification du maillage des transports publics en hiver limitent les perturbations du réseau de mobilité urbain.
Enfin, les espaces extérieurs sont pensés pour être beaux et susciter le désir des usagers de se les approprier. En cela, l’installation d’architectures et d’œuvres d’art variées et le recours à des peintures colorées et éclairages créatifs sont encouragés, notamment dans le cadre d’appel à projet citoyen sur la création d’abris urbains ludiques, de signalisations lumineuses innovantes ou d’expositions artistiques extérieures. Les espaces publics soutiennent en outre la programmation hivernale extérieure par la création de patios hivernaux proposant généralement des abris, des places assises protégées, des poêles et un éclairage doux autour d’une proposition culturelle ou sportive thématique. Edmonton s’anime ainsi de divertissements et nouveaux usages qui font la ville jouable l’hiver venu. Patinoires, jeux en plein air, festivals, batailles de boules-de-neige, concours du plus bel igloo, routes blanches pour circuler à ski ; les infrastructures, animations et mobilités deviennent toutes plus ludiques et joyeuses, et c’est assurément ce qui rompt avec une approche morne de l’hiver.
Un design hivernal inspirant à l’international
La capitale albertaine a finalement relevé le défi et est parvenue à changer la mentalité des Edmontoniens vis-à-vis de l’hiver. Cette réussite inspire d’autres villes à l’international. Plusieurs villes nordiques mettent elles aussi en place des ruelles blanches l’hiver venu et font la part belle aux piétons et aux mobilités douces dans les espaces extérieurs. À ce titre, la luminothérapie urbaine et l’animation ludique de l’espace public deviennent incontournables dans les grandes villes nord-américaines et lapones. Le travail engagé à Edmonton sur la morphologie urbaine en termes de limitation des vents et d’exposition au soleil inspire également plusieurs villes très exposées au froid. Luléa, en Suède, et Rjukan, en Norvège, opèrent actuellement une importante replanification soutenable avec l’objectif de laisser tomber à moyen terme les trottoirs chauffants, peu écologiques.
Cependant, les expérimentations d’Edmonton n’inspirent pas que les villes nordiques. En effet, dans un contexte où le changement climatique rend les intempéries plus extrêmes, plusieurs villes tendent à adapter leurs infrastructures pour apprivoiser les changements de température et les avaries, plutôt que les subir. Le renouveau des passages couverts et patios dans les régions froides comme dans les pays chauds en témoigne. Il en ressort que les villes sont de plus en plus conscientes de la nécessité d’opérer une redéfinition morphologique globale de leurs espaces urbains. Lutter contre le changement climatique ne suffit plus, il faut aussi composer avec le climat. L’initiation d’expérimentations sur le choix des formes et des matériaux est donc crucial pour permettre la mutabilité des villes et les rendre soutenables.