À quoi faut-il renoncer?
Face à la crise environnementale et à la voracité du capitalisme, les chercheurs Alexandre Monnin, Diego Landivar et Emmanuel Bonnet proposent une stratégie de la redirection écologique. Inspirée des travaux de Bruno Latour, elle consiste à opérer des renoncements pour éviter les « futurs déjà obsolètes ».
Entretien avec Alexandre Monnin et Diego Landivar, auteurs de l’essai Héritage et Fermeture avec Emmanuel Bonnet, membres du laboratoire de recherche Origens Media Lab et enseignants chercheurs à l’ESC Clermont au sein duquel ils enseignent et conseillent les collectivités dans leur redirection écologique.
Pour commencer, c’est quoi exactement la redirection écologique ?
Alexandre Monnin : On parle de redirection écologique par opposition à des approches de transition, de développement durable ou de croissance verte. Contrairement à toutes ces approches, on pense que notre société ne pourra pas être maintenue en l’état. Ce n’est pas une question de verdir des technologies ou de compenser nos émissions. Il faut se poser la question des arbitrages et des renoncements auxquels procéder. Et toute la question de savoir à quelles conditions on procède à ces arbitrages et pour aller où ? C’est la focale de la redirection écologique.
Quelles sont les difficultés spécifiques à la ville ?
Diego Landivar : Une contre évidence que l’on a découverte, c’est que quand vous décortiquez l’activité d’une ville ou d’un territoire, vous vous rendez compte que la plus grande partie, parfois jusqu’à 65% des investissements et des frais de fonctionnement, va aller pour la maintenance d’une ville dans son état optimal. Il s’agit de maintenir un niveau d’artificialisation et d’urbanisation toujours nickel, avec le moindre mètre carré bien bétonné. Sauf que cet état optimal est problématique vis-à-vis des limites planétaires. Certes, les grands projets sont problématiques parce qu’ils génèrent des coûts écologiques très diffus dans le temps, mais la plus grande partie des émissions de CO2 d’une ville ne sont pas les grands projets, c’est le fait de maintenir une ville à un optimum dont on a hérité. C’est une question très difficile à faire atterrir car ça veut dire qu’il faut renoncer à quelque chose qui est presque invisible : l’extractivisme quotidien pour maintenir la ville dans son état pérenne.
Le renoncement ne consiste donc pas uniquement à abandonner des projets trop énergivores. Où se situe l’enjeu de fermeture ?
AM : Notre travail se fait à un niveau qu’on appelle « méso », celui des milieux. Ce sont les organisations, les territoires, les collectivités… Ce n’est pas le niveau « macro » de certains discours de la décroissance. Le philosophe Victor Petit propose une distinction assez éclairante entre écologie de l’environnement et l’écologie des milieux. Pour lui, l’écologie de l’environnement pense à partir de la nature, de sa reconnaissance, de sa protection ou même de la reconnexion avec elle. Tandis que l’écologie des milieux prend acte que nos milieux de vie sont tramés par des infrastructures, des objets techniques, des réseaux de dépendance, des chaînes logistiques et ce genre de choses. C’est ça qui nous intéresse.
Qu’est-ce qu’il advient de ces réalités là dont nous sommes dépendants mais que l’on ne pourra pas maintenir intégralement à l’avenir. Effectivement ça peut cibler des grands projets, mais aussi et surtout ce dont on hérite et notamment un fonctionnement infrastructurel qui n’est pas viable pour l’avenir. L’écologie des milieux rentre dans cette dimension technique. Il existe des attachements très forts à ces milieux. Ils sont souvent vitaux et c’est ça qui fait problème aujourd’hui. Si on pouvait s’en détacher facilement ça se saurait. Il ne suffit pas de brandir des slogans technophobes. Il faut dépasser cette dualité du tout nature d’un côté et du tout technique de l’autre.
Comment l’architecture peut-elle se positionner ?
AM : C’est un sujet intéressant. La ville, c’est de l’énergie déjà dépensée. C’est à dire qu’un bâtiment, c’est de l’énergie déjà mobilisée pour amener les matériaux de construction, les assembler, les faire tenir ensemble etc. Détruire ou abandonner le bâtiment, c’est aussi dépenser cette énergie. Donc on est pris entre les deux. Il faut imaginer d’autres manières d’entretenir le bâti. Et l’efficience énergétique ne va pas tout résoudre car il y a des risques d’effets rebond.
J’ai accompagné l’année dernière une commande sur la question de l’arrêt de la construction neuve en IDF. Si on arrête de construire maintenant, que deviennent les architectes ? Quelle discussion engage-t-on avec eux ? Alors certains – ils sont très minoritaires – militent pour qu’on ne fasse plus du neuf, mais du nouveau. On ne produit plus de nouveaux bâtiments et on travaille différemment ce dont on hérite pour le maintenir. Mais pas avec les mêmes techniques, ni les mêmes termes, ni pour les mêmes finalités. C’est du nouveau dans l’approche et le traitement. Ça demande de la technicité et de l’invention, y compris au plan politique, démocratique et institutionnel. Si on dit qu’on ne peut plus construire demain, ça pose des questions d’urbanisme importantes. Ça implique d’aller vers une autre pratique de la ville.
Dans une table ronde, vous vous demandiez si l’entreprise était capable de penser l’anthropocène. La ville fonctionne de plus en plus comme une entreprise, pensez-vous que la ville puisse penser l’anthropocène ?
DL : C’est une bonne question. On a suivi de près l’implantation de la comptabilité écologique dans des villes comme Grenoble ou Clermont-Ferrand. Ce sont des villes qui ont lancé ces projets il y a plusieurs années et pourtant, l’implémentation est encore très difficile à mettre en œuvre.
Aujourd’hui dans les organisations publiques, il y a des acteurs qui tiennent la ville, qui la gère. Leur orientation principale n’est pas de créer du projet, ni de faire de la politique publique au sens de designer des nouvelles orientations, mais de tenir la ville. Qu’elle tienne, que les enfants aillent dans les bonnes classes à la rentrée, que les transports ou le réseau d’eau marche bien… Administrativement, je dirais que 95% des gens travaillent sur des activités de maintenance de la ville, au sens de sa reproductibilité. Quand tu rentres dans le détail de ces métiers, tu analyses les compétences, les missions, les tâches qu’on leur demande, ce sont des activités de reproduction. On va prendre ce qu’on a reçu et on va le maintenir. C’est ça l’efficience d’une organisation publique aujourd’hui. Donc le problème est presque bureaucratique. Les orientations du travail dans ces organisations publiques n’ont pas de nord écologique et encore moins redirectionniste.
Ça demande un bataillon d’acteurs dont il faut faire évoluer les fiches de poste, qui doivent connecter des bases de données, faire des métriques, les rendre évaluables. Ça implique des dispositifs et des protocoles de remontées d’informations sur les émissions, sur les impacts en termes de biodiversité, de consommation d’eau… Voire même, comme nous on le défend, une comptabilité redirectionniste, c’est à dire pas uniquement orientée sur la biosphère mais aussi la technosphère. Ces villes-là ont développé de tels projets, mais elles n’arrivent pas à les enclencher car il n’y a pas les relais en termes bureaucratiques et de nomenclatures managériales qui font que chaque poste va être aligné sur cette comptabilité écologique. Le travail managérial est un travail d’ouverture, de projet et de maintenance. Ce n’est pas un travail d’arbitrage, d’habitabilité ou de redirection, ni même de fermeture.
Vous parliez d’intervenir dossier par dossier, quelle est la méthode pour faire une fermeture écologique ?
DL : On milite pour réencastrer les dilemmes écologiques et les décisions écologiques dans des formes démocratiques. À Grenoble, on a lancé les ateliers citoyens de redirection écologiques. Pendant pratiquement un semestre, 120 citoyens tirés au sort ont fait une enquête sur leurs dépendances et leurs attachements à la ville. Une fois qu’ils avaient compris quelles étaient les limites planétaires à l’échelle de leur quartier, ils ont essayé de sonder le quartier. À quoi tu tiens vraiment, ce qui est essentiel, ce qu’il faut développer et là où il faut renoncer. C’est une innovation parce que les formes participatives aujourd’hui sont dirigées sur des projets. On convoque les citoyens qu’on fait voter sur un futur stade ou une rénovation de place, mais pas à travers un arbitrage. C’est très important car lorsque des maires tout seuls depuis leur tour d’ivoire disent “il faut renoncer à l’aérodrome” ou au tour de France, ça crée un choc frontal auprès de gens qui ont des attachements.
AM : Je pose trois critères pour un bon renoncement : qu’il soit démocratique tant que faire se peut, lorsque l’espace institutionnel le permet. Qu’il soit anticipé, ce qui est lié à l’aspect démocratique parce que dans l’urgence, il y a des chances que ce soit autoritaire. Et enfin, qu’il soit non brutal et qu’il prenne en compte l’attachement des personnes. On ne procède jamais à des détachements purs et simples, il faut réattacher les personnes à d’autres milieux, où ils pourront continuer à subsister.
Je pense qu’il y a aussi un enjeu à accompagner des collectifs qui sont déjà en lutte contre des grands projets ou d’autres problématiques qui touchent à la ville. Il faut faire des ponts avec les travaux des chercheurs qui ont une capacité à identifier une partie du diagnostic. Pourquoi le prix de l’immobilier a été multiplié par 4 en 20 ans à Paris ? La recherche détient des éléments de réponse. Ça permet de comprendre le monde dans lequel on est, de le repolitiser et de trouver les points d’entrée stratégiques pour défaire en partie cet état des choses.