À Marseille, les habitants relèvent la tête
Les 21, 22 et 23 juin, plusieurs associations et collectifs organisaient les États Généraux de Marseille : un forum citoyen inédit autour des problématiques de la ville. Favorisé par l’exaspération générale, le traumatisme des effondrements de la rue d’Aubagne et la volonté de construire un avenir meilleur pour la cité phocéenne, l’événement entend construire un « contre-pouvoir citoyen » capable de reprendre en main la gestion municipale.
Les premiers jours de la canicule n’auront pas eu raison de leur détermination. Le campus vide de la faculté Saint Charles s’offrait tout entier aux quelques 900 inscrits à ces états généraux, composés d’une soixantaine d’associations et de collectifs entendant créer une plateforme de discussion et de co-construction pour les habitants de Marseille. Pendant deux jours de plénières, de débats et d’ateliers, un programme dense déroulait pèle-mêle les urgences sociales, urbaines et écologiques qui éprouvent la ville.
Ennemi public numéro 1
Pour comprendre la mobilisation, il faut comprendre le passif de Marseille : un état des lieux que personne n’ignore pendant les débats et qui semble rassembler tout le monde. Ce constat, documenté depuis des années, est celui d’inégalités sociales extrêmement fortes, de services publics sous perfusion, d’un parc immobilier délabré, d’un racisme institutionnel, de transports publics insuffisants, d’une pollution avérée et bien sûr, d’une mairie absente…
Accusée depuis des années d’offrir la ville aux investisseurs privés, l’équipe de Jean-Claude Gaudin (maire depuis 1995 et divers mandats locaux depuis 1965) n’offre aucune espèce de politique urbaine globale pour répondre aux graves retards de la ville. À la fin octobre 2018, la Soleam (une société publique d’aménagement de la métropole de Marseille) dressait un mur de 2,5 mètres de haut autour de la célèbre place Jean Jaurès afin d’y mener de force une opération de réaménagement controversée. Protégé à grand renfort de CRS, ce mur symbolisait l’impossible dialogue entre les habitants et leurs élus.
Électrochoc
L’effondrement quelques jours plus tard de deux immeubles de la rue d’Aubagne offrait une métaphore supplémentaire pour illustrer l’abandon des pouvoirs publics locaux. En arrêté de péril depuis 2005, l’un des deux bâtiment était en effet une propriété de la ville et avait fait l’objet de multiples signalements. À Noailles, quartier vivant et populaire du centre-ville qui attend un plan de rénovation depuis plus de trente ans, « 48 % des immeubles sont considérés comme du bâti indécent ou dégradé. Seulement 11 % sont identifiés comme en bon état structurel et d’entretien » selon une étude de 2015. Le jour même de la catastrophe et avant d’en connaître le bilan (huit morts et deux blessés), la mairie avait invoqué les fortes précipitations des jours précédents comme cause possible. Le sentiment d’injustice et d’impunité atteignait alors un sommet.
L’émotion provoquée par les effondrements avait chauffé au rouge le tissu associatif et militant de la ville. Mobilisés dans l’urgence, ils s’étaient vu négocier pendant plusieurs mois avec une mairie désintéressée voire démissionnaire. À force de détermination, ils obtiennent un accord le 4 juin : une charte du relogement. Celle-ci garantit des droits pour les 2700 habitants évacués par mesure de précaution de leur logement jugé dangereux. Co-écrite par les associations, la charte est une victoire politique selon Kevin Vacher, membre du Collectif du 5 novembre. Certes son application reste à surveiller étroitement, mais elle révèle un changement de méthode : « Nous avons réduit le conseil municipal à appliquer un texte que nous, citoyens, avons produit. C’est un changement de paradigme. »
Laboratoire de résistance citoyenne
« De cet effondrement nous avons fait un tremblement de terre social et politique » clame Fathi Bouara, responsable de la communauté Emmaüs du quartier de la Pointe Rouge, à l’ouverture des états généraux. Si le mouvement peut en effet se targuer du bras de fer réussi avec la municipalité, il s’enorgueillit également de son « Manifeste pour une Marseille verte, vivante et populaire », rédigé en janvier. Ce texte soude le mouvement autour de valeurs humanistes et démocratiques. Il encourage les marseillais à reprendre collectivement en main le destin de leur ville, à célébrer avec fierté leurs métissages, leur histoire méditerranéenne et populaire.
Les revendications du manifeste sont précises. Elles dessinent une ville solidaire, à l’écoute des habitants et des usages et non plus des touristes ou des promoteurs. Elles laissent entrevoir un avenir radieux pour la cité phocéenne. Les états généraux déroulent cette vision à travers de nombreux ateliers de travail : gentrification, migration, le genre et la ville ou la mémoire des luttes qui ont développé le réseau militant marseillais…
D’autres débats sont volontiers plus techniques, discutant l’efficacité du permis de louer instauré dans la loi ALUR pour lutter contre l’insalubrité et les marchands de sommeil. Certains proposent plutôt de mettre en place un contrôle technique régulier des logements, à la manière d’un contrôle technique du véhicule. D’autres pointent du doigt l’arbitraire des commissions d’attribution des logements sociaux, ou rêvent de geler les loyers comme vient de le décider la ville de Berlin.
Plus rien ne sera comme avant
Les solidarités traversent également la Méditerranée, un collectif italien a fait le déplacement, comme un collectif tunisien venu présenter un documentaire sur la pollution d’une mine de phosphate dans le Golfe de Gabès. Parmi les thèmes fédérateurs, la pollution met tout le monde d’accord puisqu’elle ignore les frontières et les revenus : il faut faire cesser les émissions de gaz des croisiéristes qui stationnent devant Marseille, il faut transformer l’autoroute qui vient mourir en plein centre ville, il faut créer la gratuité des transports en commun et rénover le parc immobilier…
Tous ceux qui se sont déplacés le répètent comme une prophétie : « plus rien ne sera jamais comme avant ». Si personne n’ignore l’échéance des élections municipales de 2020, la question est cependant timidement abordée, en fin de journée pendant une prise de parole du public. Certains y voient le seul moyen d’opérer un changement de fond à Marseille, d’autres refusent de jouer le jeu électoral et se voient comme un contre pouvoir qui s’inscrit dans le temps. La déclaration du 23 juin, signée à l’issue des états généraux, résout consensuellement ce point en admettant des désaccords et en promettant de continuer à accueillir la parole de tous.
Tous ? Pas toujours. Pendant les plénières, les participants regrettent un événement trop blanc et des panels parfois trop masculins. Rien n’est donc acquis pour le mouvement qui doit redoubler d’effort pour convaincre les classes populaires, exclues de la politique depuis des décennies.