La voiture autonome n’est pas une bonne nouvelle pour les villes
Signe des temps, il ne passe pas une journée sans que l’on évoque le futur imminent de la voiture autonome. Qu’il s’agisse de la Google Car, volant la vedette lors du tout récent salon Vivatech à Paris, ou plus généralement des articles faisant l’éloge de la voiture enfin devenue « intelligente », l’automobile n’a jamais semblé aussi vertueuse… Et paradoxalement, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la ville de demain.
L’émergence attendue de la voiture sans chauffeur, sorte de prophétie auto-réalisatrice savamment orchestrée par les géants du numérique, les cabinets de conseil et les constructeurs automobile, n’aura jamais semblé si proche. Mais les quelques années qui nous séparent de sa (probable) démocratisation sont aussi l’occasion de s’interroger sur ce qu’il risque d’arriver d’ici là. Comme nous l’évoquions dans un précédent billet sur “les imaginaires de la voiture sans chauffeur”, ce changement de paradigme des mobilités s’avère « particulièrement significatif sur le plan prospectif, car il ouvre la voie à d’autres scénarios de développement pour nos territoires. » Toute la question est aujourd’hui de savoir de quoi seront précisément composés lesdits scénarios…
Entre angélisme et inquiétudes légitimes
De manière assez naturelle, ceux-ci oscillent entre un positivisme forcené et un certain scepticisme, voire une relative inquiétude quant aux conséquences des voitures intelligentes sur la structure de nos territoires. Le premier camp propose ainsi des scénarios volontiers optimistes, à l’image des travaux du studio new-yorkais Pensa, qui a imaginé une réappropriation partielle des trottoirs grâce aux gains de places de stationnement théoriquement permis par la voiture autonome.
C’est en effet l’une des grandes promesses de la voiture intelligente : en augmentant potentiellement le nombre de voyages effectués par une même voiture (par exemple dans la perspective d’une voiture « à la demande », sorte de taxi sans chauffeur circulant en permanence), le nombre de voitures immobilisées diminuerait mathématiquement. Rappelons qu’une voiture passe aujourd’hui 95 % de sa vie à l’arrêt : inévitablement, la (re)mise en circulation de l’automobile devrait donc permettre de récupérer ces espaces de stationnement, depuis trop longtemps figés.
Combien de voitures autonomes pour transporter 60 personnes ?
A l’inverse, d’autres se montrent plus mesurés. Certains signes laissent en effet présager des externalités moins vertueuses, voire carrément problématiques pour nos villes. Sur son blog, l’expert des mobilités Jarrett Walker évoquait ainsi un possible « désastre d’embouteillages » en imaginant le scénario suivant : un individu se rendant en ville pour quelques heures aura tout intérêt à laisser sa voiture rouler toute seule (elle est autonome, après tout !) plutôt que de la laisser chercher une place… et donc payer le prix du stationnement. Le scénario est capillotracté, convenons-en, il n’en pose pas moins une question de fond : comment s’assurer que l’essor des voitures automatiques sera forcément vertueux, alors que des décennies de culture automobile nous ont prouvé le contraire ?
Ce questionnement a d’ailleurs donné lieu à un superbe montage, ayant tourné la semaine dernière sur les réseaux sociaux. Publié par Jon Orcutt, expert américain des mobilités (et jusqu’à récemment directeur des transports publics à la mairie de New York), cette image fait référence à celle-ci, qui comparait l’espace nécessaire pour transporter 60 personnes en voiture, en bus ou en vélo… démontrant en un coup d’œil l’absurdité de nos systèmes construits pour l’automobile uniquement.
En proposant cette version comparant la voiture “traditionnelle” à ses nouveaux avatars (« le taxi dit « collaboratif » représenté par Uber, et donc la voiture autonome), cette image nous montre une réalité que certains oracles de l’auto vertueuse semblent sciemment oublier : le problème avec la voiture n’est pas de savoir si elle sera intelligente, connectée et autonome, voire électrique et propre… En réalité, le mal est plus profond, et tient surtout au comportement affiliés à l’objet automobile : sous-occupation du véhicule (la majorité des voitures en circulation ne font rouler qu’un ou deux passagers maximum), culture de l’automobile statutaire encore trop prégnante (avec des modèles bien trop volumineux par rapport à leur usage réel), etc. Ajoutons à cela que « nos villes ne sont pas prêtes pour la voiture autonome », selon le Wall Street Journal, et l’on pourra constater que le tableau prospectif est loin d’être tout rose.
Prudence est mère de sûreté
En d’autres termes, la voiture pourra se réinventer autant qu’elle le souhaitera dans la « forme », cela ne changera rien aux maux qui pèsent sur nos territoires congestionnés à l’excès. Pour cela, l’automobile doit aussi se réinventer sur le « fond », c’est-à-dire faire son aggiornamento et remettre en question ses fondamentaux, en particulier le modèle de l’automobile propriétaire. Certains constructeurs l’avaient d’ailleurs entamé il y a quelques années, sous l’impulsion de quelques think tanks promouvant la voiture dite « servicielle ». Malheureusement, et c’est en substance ce que nous raconte cette image, on peut craindre que la voiture autonome ne vienne mettre un coup d’arrêt à cet objectif de vertus…
En effet, et c’est ce qui nous incite à la prudence en matière de mobilité, il sera beaucoup plus facile pour l’écosystème automobile (les constructeurs, mais pas uniquement) de se contenter d’un statu quo en profitant de la voiture autonome pour se « réinventer »… sauf qu’il ne s’agit en réalité que d’une réinvention de façade. Si l’on souhaite vraiment assainir nos villes, et réduire drastiquement les congestions imputables au trop-plein de véhicules en circulation, alors il faut prendre toute la mesure du problème. Aux grands maux les grands remèdes : la voiture autonome fait ainsi figure d’homéopathie, quand il faudrait presque amputer la jambe ! Ou pour le dire plus positivement : la voiture autonome ouvre de nombreux horizons, mais seuls ceux qui remettront véritablement en question le paradigme actuel des mobilités permettront à l’automobile d’être enfin vertueuse. En guise de conclusion, nous céderons donc la parole au Chat de Geluck qui avait parfaitement résumé le problème… non sans humour, évidemment :