La ville est-elle toujours propice à l’inspiration poétique ?
Au 19è et au début du 20è siècle, les poètes parmi les plus influents se sont appropriés les rues des villes pour en faire surgir les plus beaux vers de leurs recueils. Baudelaire, Verlaine, tous ont su adapter le milieu urbain à leurs styles littéraires qui leurs sont si caractéristiques. La flânerie urbaine était source d’inspiration pour les observateurs de la ville, qui pouvaient alors faire germer à chacun de leurs pas une « mémoire dynamique », qui évoluait selon le promeneur et son état d’esprit.
Dans La Phrase Urbaine, Jean-Christophe Bailly estime que cette errance propice à l’imagination de la mémoire urbaine et dynamique tend à disparaître, à mesure que les villes nouvelles, les banlieues, forcent le cheminement des piétons et imposent une lecture de la ville qui freine l’imagination. Comment alors retrouver cette flânerie pensive, ce terreau fertile pour une lecture poétique de la ville ? Le RAP (Rythm And Poetry) serait-il devenu l’alternative urbaine à la poésie romantique du 19è siècle ?
Un renouveau urbain qui inspire les poètes du 19è et du 20è siècle
Au milieu du 19è siècle, la ville se réinvente. À Paris, les grands travaux haussmanniens perturbent entièrement la morphologie des villes. À grands coups de « percées urbaines », la ville se forge une nouvelle identité. « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! Que le coeur d’un mortel », éternisait Charles Baudelaire (1821-1867) dans le poème Le Cygne. Pourtant la ville est restée à l’époque cette chose fascinante, qui inspire tant les poètes français. À tel point que certains rédigent des séries dédiées. Parmi eux, le poète maudit, dont le « Spleen » le plonge dans un sombre état de mélancolie, a par exemple réalisé dans ses Fleurs du Mal une section « Tableaux Parisiens ».
La vie et les mystères que la ville abrite alors étaient devenus des sujets à part entière, des symboles du quotidien qui semblaient tant être chargés de symboles, de correspondances qui reflétaient l’âme des habitants qui la faisaient vivre. Dans le recueil de Baudelaire « Le Spleen de Paris », le poème « Les Fenêtres » révèle bel et bien ce sentiment perçu par le poète quand il vit la ville. Celle-ci devient une source d’inspiration poétique mais surtout source de ravivement personnel. À aimer imaginer la vie des personnes dont il voit le reflet à travers leurs fenêtres, le poète n’a que faire de trouver la vérité, puisque « Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? »
Même ce que la société a tendance à répugner, la poésie du 19è siècle savait le remettre en valeur ! D’une mendiante croisée dans la rue, Baudelaire écrivait :
« Blanche fille aux cheveux roux,
Dont la robe par ses trous
Laisse voir la pauvreté
Et la beauté,
Pour moi, poète chétif,
Ton jeune corps maladif,
Plein de tâches de rousseur,
À sa douceur ».
(Baudelaire, À une mendiante rousse)
Bien qu’alors toujours inspirante, la ville n’a pas toujours été perçue aussi positivement par les poètes de l’époque.
« Que tu dormes encor dans les draps du matin,
Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes
Dans les voiles du soir passementés d’or fin,
Je t’aime, ô capitale infâme ! »
(Baudelaire, épilogue des Petits poèmes en prose)
Outre ce que la ville transmet symboliquement aux poètes, il semble qu’elle leur fasse également vivre une réflexion profonde et intime sur eux-mêmes. Les poètes s’identifieraient-ils donc à la ville, à ce monde qui foisonne de richesses et qui est source de réflexions poétiques ? « Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville » se lamentait Verlaine dans son poème éponyme.
Le symbole de modernité que représente ainsi la ville, en particulier Paris, apparaissait alors comme étant une source de perceptions intimes, profondément vécues par les poètes entre amour et dégoût.
Quand la disparition de la flânerie tue l’introspection des passants
Pourtant aujourd’hui, si la poésie a encore une place dans le monde littéraire, il semblerait qu’elle y soit beaucoup moins importante. En tout cas moins médiatisée. Est-ce que cela signifierait que la ville n’apporte plus l’inspiration qui animait tant les poètes de l’époque ? Est-il encore possible de vivre la ville, de faire s’exprimer la ville sous forme de poèmes ?
Selon Jean-Christophe Bailly, poète français, la raison de cette perte de vitesse en matière de poésie urbaine n’est pas un problème d’inspiration ou de non-inspiration liée à la ville. Dans son livre La Phrase urbaine, il estime en effet que c’est en réalité la manière dont la ville a évolué qui freine la perception sensible de la ville. Avec l’apparition des villes nouvelles et des banlieues, c’est un modèle totalement différent par rapport à nos centres-villes historiques qui surgit. L’espace urbain, chaque coin de rue, est devenu uniquement fonctionnel, et la flânerie n’est guère plus possible. Quand « les plis sinueux des vieilles capitales » offraient aux piétons une possibilité infinie de cheminements pour se rendre à un même lieu, les pistes cyclables, les passages piétons rectilignes sont aujourd’hui le couloir monotone des passants dont la direction du regard est presque forcée.
D’après Jean-Christophe Bailly, la poésie urbaine naît de la mémoire de ses passants. C’est une mémoire dynamique, une mémoire qui n’est figée ni dans le temps ni dans l’espace. La mémoire des passants donne son âme à la ville, et celle-ci peut devenir une source d’inspiration poétique qui se renouvelle à chaque pas. Mais lorsque les piétons n’ont plus le choix de leurs cheminement, alors la flânerie n’existe plus.
Et, justement les villes tendent désormais à se figer dans le temps et dans les mémoires : Le patrimoine urbain qui nous est laissé est préservé et mis en lumière aux yeux de tous. Il devient ce que Jean-Christophe Bailly appelle des « zones de regards obligés ». La mémoire des lieux, la mémoire des villes en devient par conséquent imposée, et le rapport entre le passant et son environnement connaît ainsi un décalage qui n’était pas présent à l’époque de Baudelaire, de Verlaine et des autres. La « mémoire officielle » de nos villes n’est pas adaptée à la société d’aujourd’hui, elle n’est pas adaptée à ses utilisateurs.
Le risque est donc de tendre à la fois vers des villes muséifiées, et vers une flânerie mourante, conduisant ainsi à effacer notre propre perception des villes. En d’autres termes, le danger est de ne plus réussir à réaliser d’introspection, de retour intime sur soi auquel la flânerie pouvait venir en aide. Si la flânerie n’existe plus, si l’introspection n’existe plus, alors l’inspiration sensible du phrasé de la ville, inhérente à la poésie urbaine, se meurt également.
La lisibilité de la ville est-elle perdue ?
Ce constat est-il si alarmant ? Signifie-t-il qu’il n’est plus envisageable de pouvoir lire la ville et s’en inspirer poétiquement ? Sûrement pas. La construction de la ville incite certes ses utilisateurs à emprunter des chemins prédéfinis, sans leur laisser le temps de flâner et de créer une mémoire active de la ville. Mais la contrainte n’est en réalité pas aussi restrictive qu’elle n’y paraît. Si la lisibilité de la ville apparaît aujourd’hui comme étant moins naturelle pour les passants, il semblerait que ces derniers ne fassent de leur côté pas davantage d’efforts pour s’imprégner de la ville, et de la poésie qu’elle peut malgré tout offrir.
En effet, comment s’ouvrir à la ville si nos comportements contemporains créent une barrière entre le monde vivant et le monde urbain ? Comment apprécier de nouveau la modernité de nos villes, perchés sur des gyropodes, sur des trottinettes et sous les écouteurs qui ne laissent aucune place au temps de savourer les recoins de la ville, ses lumières, ses sons. Les rues sont devenues cet espaces que l’on traverse à la hâte, sans prendre la peine de se dérober dans les mystérieuses ruelles, sous les vieux porches infatigables, à la recherche du peu de cette modernité qui inspirait tant les Baudelaire et les Verlaine.
Aujourd’hui, la construction des villes semble donc en entacher le décryptage et l’inspiration poétique qui en découle. Ajoutez à cela, les passants en semblent de manière générale plutôt déconnectés, ce qui signifie que l’imagination d’une poésie urbaine semble a priori compromise. Mais malgré tout, la source d’émotions existe encore !
Quand la poésie s’adapte à l’urbain
Suite à ce constat, il est légitime de se demander ce qu’il pourrait advenir de la poésie. Mais la poésie urbaine, moderne, n’aurait-elle pas à son tour pris une forme plus moderne ? De quelle manière s’est transformée la poésie du 19è siècle, celle du début du 20è siècle, pour s’adapter à notre monde plus vif, plus rythmé par la pression du temps ? L’art qui a repris le flambeau est tout désigné : Rythm and Poetry. Le RAP, la mauvaise presse qu’il a pu connaître à son apparition dans les années 90, puis même dans les années 2000, est une preuve irréfutable qu’il s’agit là de la poésie urbaine contemporaine. Les textes à la croisée entre vices personnels et société représentant ainsi le lien entre les deux époques.
La différence aujourd’hui est caractérisée par l’évolution des sujets abordés. Si le RAP est la poésie urbaine contemporaine, les sources de dénonciation et de mal-être des rappeurs ont évolué avec la société. Jazzy Bazz par exemple, avec sa référence à Baudelaire dans 64 mesures de spleen, reprend pleinement le thème de la ville pour y exprimer la manière dont il la vit au quotidien, voire à de nouveau s’identifier à elle :
« La ville est tellement grande, j’m’y perds
Mais j’aime sa putain d’atmosphère ambiante
C’est l’homme qu’a bâti tout cet univers
Réuni tous les éléments permettant l’avènement de Lucifer »
L’expression poétique liée à la ville est donc bel et bien encore présente. Mais la difficulté aujourd’hui d’en faire surgir des émotions serait donc liée à la difficulté de s’extraire de notre usage devenu trop fonctionnel des rues. La difficulté est de faire l’effort de prendre le temps de flâner, de regarder, d’écouter, de sentir… pour ressentir ce que la ville peut nous dévoiler, en bien ou en mal. C’est à travers cet effort de reconquête de la flânerie, en offrant son corps à la ville que l’inspiration poétique pourra continuer à s’épanouir.
Vos réactions
Si je ne puis contenir une pensée relative à certain quartier de nos villes, je touche également mon inspiration à l’égard de celle-ci.
J’étais conscient que certaines synapse posthume ne pouvaient se demeurer lors de travaux insalubres que tel évoqués, que Dieu bénisse nos villes qui inspirent la flamme et la plume.