Le sommeil en ville, perturbé, accepté, rejeté ou vecteur d’urbanité ?
Le 17 mars dernier avait lieu la Journée Internationale du Sommeil. Cette journée, dont nous avons célébré la 17ème édition cette année, permet d’attirer l’attention sur ce besoin qui occupe plus d’un tiers de notre vie : dormir.
Paradoxalement, nous vivons à l’époque de la ville qui ne dort pas et où tout doit être accessible à n’importe quelle heure, de jour comme de nuit. Ces exigences nous amènent à vivre en majorité dans des espaces urbains de plus en plus saturés par des pollutions sonores et lumineuses diverses afin que la ville fonctionne en flux continu, ce qui perturbe nos manières de dormir. Face à ce constat d’un sommeil dégradé, certains projets architecturaux, urbanistiques, voire culturels essaient de minimiser les désagréments provoqués par nos modes de vie citadins. Nous inventons des formes de repos qui investissent l’espace public de manière novatrice et surprenante. Cependant, si ces projets existent, ils ne sont pas légion et certains de nos efforts tendent à faire disparaître le sommeil de l’espace public par une série d’aménagements hostiles.
La manière que nous avons d’accepter ou de refuser le sommeil en ville découle de la manière dont nous façonnons l’urbanité et révèle surtout pour qui nous la favorisons. S’il résulte de choix, le sommeil urbain peut devenir le vecteur de nouvelles solidarités et proposer un nouveau tissu social inattendu.
Un sommeil urbain perturbé
De plus en plus confrontés aux pollutions sonores et lumineuses, nous cherchons et devons trouver des compromis pour protéger nos instants de repos nocturnes ; c’est par exemple le cas de l’association Les Pierrots de la Nuit qui en a fait son cheval de bataille. Les Pierrots, engagés par la Mairie de Paris forment une sorte de brigade artistique anti-bruit qui propose des mini-spectacles aux riverains. Ils sortent dans les bars afin que ces derniers baissent d’un ton les discussions qu’ils entretiennent dans l’espace public. Sans être répressifs mais seulement préventifs, Les Pierrots sont généralement bien reçus, si bien que ces « sonologues » réussissent à apaiser des problèmes de voisinages ancrés parfois depuis de nombreuses années dans les quotidiens de quartier.
Si la pollution sonore peut être provoquée par des individus isolés, elle peut aussi -et surtout- être la résultante d’infrastructures urbaines lourdes. La ville de Bruxelles en sait quelque chose et en fait les frais avec son aéroport. Pour des raisons politiques et économiques, les couloirs aériens survolent la capitale belge à très basse altitude. Le plan Wathelet, mis en place depuis le 6 février 2014 accentue encore ces nuisances sonores avec des passages intempestifs d’avions au-dessus de zones urbaines très denses, ayant des conséquences très lourdes sur le sommeil des habitants bruxellois. C’en est trop pour une partie des riverains qui se sont mobilisés autour du mot d’ordre « Pas question » ! Le fondateur de ce mouvement, Antoine Wilhemi a réussi à fédérer très rapidement autour de lui en recueillant près de 20 000 signatures en quelques jours pour une pétition contre le projet. Cette pétition s’accompagne d’une levée de fonds importante qui prouve que le sommeil peut s’acheter, ou au moins que son maintien sera permis, sur ce point précis, par un bras de fer financier, ce qui interpelle sur l’égalité de l’accès au bien-dormir pour tous.
Le rapport de force entre sommeil et ville éveillée est donc difficile à ménager et le repos semble se détériorer dans nos modes de vies urbains. Pour pallier cet écueil, nous inventons de nouvelles formes de sommeil innovantes qui se jouent des codes traditionnels.
De nouvelles formes de sommeil, oui, mais pour qui ? Le sommeil désirable
« Dormir de joie au bruit du soleil » écrit le poète Paul Éluard. Cette très belle formulation paradoxale se révèle, à son insu, plus d’un demi-siècle plus tard, annonciateur d’une réalité contemporaine du sommeil urbain. En effet, les Siestes Électroniques, qui ont lieu chaque année dans les jardins du Quai Branly à Paris semblent chantonner les vers du poète. Un article du journal Le Monde datant du 1er juillet 2006 résume très bien l’état d’esprit de ces instants : « Le somnoleur mélomane est une espèce très particulière, apparue au milieu des années 1990. […] A force d’expérience, son rituel est établi : tenue légère de vacancier, lunettes de soleil pour masquer les abus de la veille plus encore que pour se protéger des rayons du soleil, le somnoleur parcourt d’un regard lent l’étendue qui s’offre à lui et, dans un ultime effort, se choisit une place pour la journée. En l’espace de dix ans, la sieste est devenue une façon officielle et très établie d’écouter les musiques électroniques. » La sieste vient donc justifier, en quelque sorte, une manifestation culturelle souvent vue a priori d’un mauvais œil de par les détériorations qu’elle provoquerait dans l’espace urbain.
Le succès de ces Siestes électroniques, répandues à travers le globe, a fait des émules et d’autres formes de répits urbains se sont mis en place comme les fameuses siestes littéraires de la Maison de la poésie à Paris qui affichent complet à chaque édition.
En plus de ces événements éphémères, de véritables projets urbains et paysagers autour du sommeil voient le jour. C’est le cas de la proposition de Jane Hutton et Adrian Blackwell intitulée Dymaxion sleep. Le projet est simple : un réseau de cordes qui forme des hamacs au sein du jardin de Métis, au Canada. La structure, modulable et reproductible, propose de repenser le jardin comme un espace de rêve, de repos et de détente autour d’une sieste collective.
Ces différents évènements et aménagements nous interpellent sur la nature même du sommeil qu’ils offrent et re-définissent. En effet, ils renversent tous les codes et les conditions généralement requises pour se reposer : ces siestes sont diurnes, dans l’espace public, parfois bruyantes, et surtout collectives. Si ces initiatives remportent donc un franc succès, qu’en est-il du « vrai » sommeil urbain ? Quelle place laisse t-on au sommeil nécessaire en ville ? Car, si il existe donc bien un sommeil désirable, partagé et visible de tous, il existe un sommeil indésirable, que l’on cache et que l’on repousse malheureusement.
L’urbanité mise à mal : le sommeil urbain (des) indésirable(s)
Les conditions d’accès au logement s’avèrent de plus en plus difficiles financièrement pour bon nombre d’urbains. Face à ce problème, beaucoup sont ceux qui n’ont plus le choix que de dormir dans l’espace public. Si nous avons vu qu’une certaine forme de sommeil public se ré-invite dans nos villes, nombreuses sont les installations qui repoussent et empêchent un autre type de sommeil en ville. Cette architecture du sommeil indésirable vise en premier lieu les personnes sans-abri, avec une série de bancs sur lesquels on ne peut pas s’allonger, des pics dans les recoins urbains abrités et autres inventions plus ou moins bien intégrées à nos paysages urbains.
Ces aménagements pérennes se sont doublés récemment d’installations éphémères qui visent un autre public : les migrants. À coup de simples barrières, cailloux, pot de fleurs géants, les pouvoirs publics ont signifié leur refus de cette forme de sommeil. Si ces choix ont leurs raisons politiques, qu’en est-il de l’aspect et des conséquences urbanistiques de telles mesures ? Ces mobiliers ne viennent-ils pas fracturer l’espace urbain en créant des zones inertes et inaccessibles au sein de l’espace public ? Pour que l’urbanité et le lien social se créent, ne serait-il pourtant pas indispensable d’investir ces espaces de manière positive et de penser ainsi une ville pour tous ?
Pour pallier ces installations clivantes, certaines initiatives citoyennes, plus ou moins spontanées, viennent justement se réapproprier la rue et le sommeil dans des moments de partage. Ainsi, au-delà de la mode des siestes collectives, réservées à un certain public, des moments de sommeil collectif existent en apportant une sincère urbanité. À Hawaï, île qui accuse une proportion de SDF très importante, les anciens bus vétustes ont été restaurés pour permettre d’héberger des sans-abris. Ces équipements qui d’ordinaire semblent hostiles au sommeil spontané viennent ici inverser leur image et leur usage. Dans un autre registre, l’initiative comme les Enfants de Don Quichotte où les riverains du canal Saint-Martin à Paris venaient dormir avec les sans-abris est un exemple probant de sommeil comme témoin de solidarité et vecteur de formes urbaines novatrices. Plus récemment, des mouvements comme Nuit Debout où les participants dormaient ensemble sur les différentes places investies à travers la France ont montré que le sommeil en ville, plus qu’un effet de mode, ou qu’un objet de rejet et de peur, peut être un moyen d’expression, politique et social.
Alors, si dormir est un besoin, il peut aussi être un divertissement, un enjeu économique ou un défi politique au sein de nos espaces publics. La question du sommeil au sein de nos rues est essentielle car elle nous interpelle sur la manière dont nous dessinons nos villes, dont nous pensons leur hospitalité et à qui nous l’adressons. Elle permet ainsi de révéler des solidarités inattendues et d’explorer des moyens d’expression urbains novateurs et fondamentaux.