Reverdir les rues pour mieux partager la ville
« Quand nos habitations se referment sur elles-mêmes et que nous tournons le dos à la rue, nous n’avons plus d’échange avec elle. La rue se retrouve morne. Les riverains la désertent. L’habitat reste figé ». Le triste constat de l’architecte et urbaniste Nicolas Soulier est sans appel : nous nous trouvons dans une impasse terne et morose, et il est nécessaire de partir à la conquête de nos espaces publics et de la volupté dont ils peuvent faire preuve.
Selon lui, reconquérir les rues passe principalement par la mise en végétation de ces espaces trop souvent stériles, monotones voire sordides. Le concept de « ruelles vertes » est d’ailleurs apparu, et continue de faire ses preuves, notamment au Canada à Montréal où il est né il y a maintenant 20 ans. 20 ans ! Alors pourquoi n’en entend-on quasiment pas parler en France ? À l’heure où les enjeux en termes d’environnement, de piétonisation des centres-villes, du retour aux potagers urbains reviennent en force, les ruelles vertes sont quant à elles encore très peu répandues alors qu’elles ont la force de pouvoir répondre à l’ensemble de ces enjeux actuels !
Pour essayer d’y voir un peu plus clair, revenons dans les lignes qui suivent sur quelques aspects généraux. Pour quelles raisons sont apparues les ruelles vertes dans le paysage de la ville de Montréal ? Quelles en sont les objectifs ? Et surtout, si les atouts sont si flagrants, comment peut-on expliquer sa faible expansion dans les esprits de chacun ? Cet article s’appuiera en partie sur le travail de Nicolas Soulier, exposé dans son ouvrage paru en 2012 « Reconquérir les rues ».
La nécessité de reconquérir les rues
La rue est à l’espace public ce que les yeux sont au visage. On peut percevoir dans le regard qu’ils portent le caractère intime, profond, de l’entité qui en est pourvu. On peut percevoir dans les yeux comme on peut percevoir dans les rues l’âme qui anime un caractère particulier, en d’autre termes une identité singulière. Les rues portent dans leur apparence le caractère intime du territoire qui les accueille, qu’il s’agisse d’une ville, d’un quartier, ou même simplement de la rue elle-même.
Malheureusement, ce regard urbain, ce caractère porté par les rues est en de nombreuses villes françaises extrêmement morne. Gris, il reflète l’hégémonie d’une automobile encore trop ancrée dans le paysage, et dans les esprits… Comment expliquer le triste sentiment de désespoir, de fadeur à la seule vision des rues pourtant pavillonnaires et vraisemblablement habitées ? Nicolas Soulier apporte entre autres explications la raison de ces façades froides et insipides : la législation des communes liées à l’aspect des façades privées et à l’utilisation des espaces publics entraîne une déprise de leur animation :
« On constate que c’est au nom de l’harmonie, de l’esthétique, de l’hygiène, de la sécurité, de la tranquillité que ces règles ont été rédigées. Les raisons peuvent sembler judicieuses puisqu’il s’agit a priori d’éviter les conflits et les accidents […]. Mais ce qui n’est pas bien fondé, c’est la situation que l’on crée en accumulant ces règles. Ce qui est abusif c’est de croire préférable d’en venir à interdire à chacun de faire quoi que ce soit, ou de démissionner de toute idée d’arbitrage, sous prétexte que l’on serait impuissant pour intervenir ».
Cet ancrage donc, à la fois culturel, impose des rues qui ne peuvent pas refléter l’âme vivante des habitants du quartier. Les rues ne sont que des « tuyaux » utilisés pour les déplacements, souvent en privilégiant la voiture. Nicolas Soulier qualifie ces rues grisâtres comme étant des éléments urbains stériles, qu’il est nécessaire de reconquérir petit à petit, par les actions des citoyens, à l’interface entre leur sphère privée et la sphère publique. La spontanéité des citadins doit être revalorisée afin de faire conférer à leur rue sa vraie nature. La nature en ville justement, c’est selon Nicolas Soulier le moyen de revitaliser l’espace public, de lui redonner ponctuellement sa vigueur et le bien-être qui peut s’en dégager. L’objectif est donc de fertiliser ces rues pour le moment stériles.
Les ruelles vertes, ou l’urbanisme « par le bas »
De manière à redonner davantage de peps aux ruelles sordides et parfois mal fréquentées, l’idée est apparue dans l’esprit des habitants de Montréal de partir à la conquête de cet espace délaissé mais qui pourtant pourrait apporter une surface à la fois agréable et fédératrice pour les personnes à proximité, comme une extension partagée d’un jardin alors collectif. Le principe est donc de retirer dans ces espaces entièrement ou partiellement l’asphalte stérilisant de la ruelle, elles-mêmes particulièrement présentes en Amérique du Nord à l’arrière des habitations et en cœur d’îlot. Les riverains peuvent par la suite y installer des plates-bandes, y planter des végétaux, y installer des composteurs, des nichoirs… en bref tout ce qui leur paraît adéquat à l’amélioration de la qualité de vie du voisinage. Les passages concernés peuvent par la suite intégrer le réseau de Montréal des ruelles vertes.
L’initiative est d’autant plus louable qu’elle émerge « par le bas », par la population elle-même, qui fait le nécessaire pour se réconcilier avec des sous-lieux jusqu’alors mal perçus et généralement évités. Il s’agit désormais de lieux de rencontres et de promotion des échanges entre habitants, à travers le fruit de leurs plantations, de leur entretien de l’espace…
A Montréal, les ruelles représentent un fort potentiel qu’il est envisageable de reconquérir de cette manière. Ces projets sont par ailleurs largement soutenus par la ville, qui offre aux habitants des subventions pour leur permettre de retirer l’asphalte, et d’y aménager à la place le mobilier et la végétation qui leur convient.
Fertiliser les rues pour répondre aux enjeux urbains
L’intérêt principal du système de ruelle verte est de s’insérer dans une véritable démarche de développement durable, à la fois à l’échelle de la rue et du quartier, mais à terme également à l’échelle de la ville, en particulier si le réseau est suffisamment alimenté et réparti dans plusieurs quartiers.
En termes d’intérêts environnementaux, fertiliser les rues répond en partie aux défis urbains d’actualité. En plus de réduire de manière significative l’effet d’îlot de chaleur urbain, les ruelles vertes forment de nouveaux corridors écologiques, dans lesquels la faune et la flore peuvent se développer dans un habitat qui leur est mieux adapté. Par le biais de plantations maîtrisées par les riverains, un genre de processus économique durable peut également s’installer dans le quartier, dans la mesure où chacun peut participer à des échanges de légumineuses par exemple.
Outre ces aspects environnementaux et économiques, l’intérêt social est par ailleurs l’un des moteurs principaux de l’élaboration des ruelles vertes. Réinvestir volontairement un espace public à la frontière des espaces privés de chacun permet à tous d’être impliqué dans la mise en scène et la vivification d’un espace accessible et utilisable par tous. La notion de partage en devient la source de nouvelles rencontres, dans un cadre à la frontière entre le privé et le public.
En ce sens, malgré leur tristesse et leur fadeur, les rues sombres et délaissées deviennent au contraire des lieux ouverts, de nouveau vivants et fédérateurs à l’échelle du quartier en étant sources d’intérêts à la fois environnementaux, économiques et sociaux ! Cette attractivité est principalement entretenue par le caractère propre d’une ruelle qui est le reflet de la vie des alentours.
Le moteur d’une attractivité stimulante
Bien sûr, la transformation des rues implique nécessairement des modifications dans la manière de se déplacer dans le quartier. Lorsque les logements et autres éléments du bâti se trouvent isolés les uns des autres, sans liant qui les unit, nos rues n’en deviennent que de simples axes de passage, juste utiles à la desserte vers des lieux de la ville.
Lorsqu’au contraire un dynamisme anime les relations entre les espaces privés au sein même de l’espace public, lorsque l’âme des riverains peut être perçue à l’usage de la rue, alors ces espaces de transit ou de desserte deviennent en prime un espace de partage social pour tous les passants. La qualité d’usage de la rue s’en trouve exponentiellement améliorée, et lui permet d’être le support de flâneries et par ailleurs d’une attractivité stimulante pour son développement.
L’intégration actuelle et progressive des mobilités douces dans nos centres-villes semble également aller dans le sens d’une recherche de qualité d’usage des espaces publics, en faveur de l’environnement notamment. Mais alors comment peut-on expliquer que le phénomène des ruelles vertes ne soit pas plus présent dans les villes européennes, et particulièrement en France ?
Comment intégrer le phénomène dans nos villes françaises ?
La raison principale est certainement liée à la différence de morphologie urbaine en France et au Québec. Les ruelles investies par les habitants sont en effet caractéristiques des villes d’Amérique du Nord. Les avenues parallèles entre elles sont en effet propices à l’existence de ces contre-allées qui passent à l’arrière des bâtiments. En Europe en revanche, l’évolution de la construction des villes passe dans un premier temps par un noyau dense dans lequel serpentent les rues sans ordre apparent…
Avec l’apparition de la voiture et sa place prédominante dans le paysage urbain français depuis la fin du 20ème siècle, le constat ne s’est pas arrangé. Les ruelles sinueuses, parfois morbides sur lesquelles nous pouvons parfois tomber en ville pourraient très bien faire l’affaire pour être reconquises par les riverains, à la manière des habitants de Montréal. Ou d’ailleurs. Parce que si le réseau des ruelles vertes est particulièrement développé au Canada, d’autres solutions de mise en valeur des rues sont envisageables.
L’idée est en réalité de laisser les citadins exprimer spontanément leur créativité, dans un premier temps dans le cadre de leur fronton. Déjà, l’intégration d’un débordement de vie sur l’espace public pour recouvrir la morosité des ruelles stériles pourra permettre d’avoir un regard neuf sur l’espace public, qui ne doit plus seulement être le support des déplacements, mais surtout le support de rencontres, mais aussi d’une qualité identitaire partagée et partageable. Le développement en France de ce phénomène pourra alors se poursuivre si la spontanéité et la créativité des habitants est valorisée par les autorités locales, et surtout par l’ensemble des riverains.