Quelle place pour les toilettes dans la ville de demain ?
C’est un sujet que nous n’avions jamais traité dans ces colonnes, et c’est pourtant l’un des plus cruciaux de nos villes, depuis des siècles et pour de nombreuses années encore. Peut-être est-ce inconsciemment lié au caractère quelque peu tabou de cette problématique ? La question reste posée, mais nous souhaitions ici combler cet oubli en s’interrogeant une bonne fois pour toutes : quelle place pour les toilettes dans la ville de demain ?
Une brève histoire des WC de rue
La question n’est pas anodine. Les latrines publiques font partie du mobilier familier de nos villes, du moins en France et en Europe. Cette intégration des toilettes dans l’espace public reste toutefois relativement récente, du moins à l’échelle de nos cités séculaires. Comme l’expliquait parfaitement un brillant article écrit sur Slate par Julien Damon, l’un des spécialistes francophones de la question, le développement des toilettes publiques coïncide avec l’urbanisation moderne, avant de prendre un tour nouveau ces dernières décennies :
« Avec le développement parallèle de l’urbanisation, de l’industrialisation, et de l’hygiénisme, les municipalités vont prendre des initiatives pour l’implantation d’installations spécifiques. Naissent alors les premiers mobiliers urbains dévolus aux besoins humains les plus basiques. Les ancêtres des sanisettes modernes, baptisés alors « cases d’aisance » ou « chalets de nécessité », sont réservés aux hommes. Ces équipements resteront longtemps exclusivement masculins. Ils ne se féminiseront qu’au début des années 1980 avec ce que les observateurs avisés ont appelé la « révolution Decaux ». »
Les pipi-rooms en déshérence
La démocratisation des toilettes publiques semble toutefois marquer un certain coup d’arrêt dans les années récentes. Un blogueur franciscanais s’en était d’ailleurs alarmé l’an passé, allant jusqu’à publier une cartographie des déjections humaines dans sa ville. Une manière d’alerter la collectivité sur la « raréfaction des lieux d’aisance » dans l’espace public… avec en filigrane la question des populations sans domicile, n’ayant donc pas accès à des latrines de qualité. Le rejet des populations marginalisées semble en effet s’être intensifié ces dernières années : si le mobilier « anti-SDF » en est la partie la plus visible, les toilettes publiques font logiquement partie du problème. Réduire le nombre de latrines accessibles à tous, c’est forcément rendre la vie des sans domicile fixe plus difficile, et donc les pousser à rejoindre d’autres villes plus accueillantes… Mais à quel prix ?
Comme souvent, cette lutte se traduit par un appauvrissement de la qualité de vie de l’ensemble des populations. De surcroît, la raréfaction des toilettes publiques pousse inévitablement les populations précarisées à uriner dans la rue, au grand dam des riverains. Si le pipi à ciel ouvert a toujours existé dans nos villes, ce n’est probablement pas sans raison que se développent depuis peu de nouvelles installations pour lutter contre ce phénomène…
Anti-pipi, la lutte tous azimuts
Divers dispositifs émergents ainsi, tels que des « miroirs » en métal venant se greffer au coin d’un mur, censés renvoyer le jet d’urine sur son auteur d’origine. On citera aussi et surtout cette peinture anti-pipi, d’abord testée à Hambourg puis San Francisco et même Bordeaux au printemps dernier. A l’instar du mobilier sus-évoqué, cette peinture lutte contre les soulagements sauvages en rejouant « l’arroseur arrosé »… On attend maintenant de véritables retours pour savoir si cela fonctionne vraiment, au-delà du buzz sur les réseaux sociaux – toujours friands de ces sujets olé-olé.
S’ils visent donc à réduire les nuisances occasionnées par l’urine en ville, ces dispositifs se gardent toutefois bien de répondre à la question qui fâche : que faire quand un citadin lambda a un besoin pressant ? La solution la plus simple reste aujourd’hui de se soulager dans un café du coin – mais ce luxe implique pour certains de lutter contre une timidité non négligeable, sans parler des tenanciers qui refusent parfois purement et simplement l’accès aux latrines sans consommation. Alors imaginez pour une personne sans domicile fixe…
Un modèle à réinventer : vers un pipi décentralisé ?
C’est (entre autres) en réponse à ce constat que l’association Le Carillon a développé, dans le 11e arrondissement de Paris et aux alentours, un partenariat avec les commerces de proximité notamment susceptibles d’ouvrir leurs toilettes aux personnes dans le besoin :
« Nous avons remarqué que nombreux étaient les commerçants qui rendaient de menus services aux sans domicile fixe. C’est ainsi qu’est née l’idée de travailler sur l’affichage. En indiquant sur la porte l’accessibilité aux toilettes sans obligation de consommer […], les portes auxquelles toquer en cas de besoin sont bien identifiées. Ainsi, les SDF n’ont plus le risque d’essuyer un refus, ce qui nourrissait quotidiennement leur sentiment d’être seuls face au monde. »
Mais après tout, pourquoi ne pas étendre cette philosophie à l’ensemble des citadins ? Ce scénario fait sens, dans la perspective de collectivités toujours plus réticentes à financer elles-mêmes l’installation de latrines en nombre suffisant. C’est en substance ce qu’imaginait Julien Damon, toujours lui, en évoquant un système de subventions allouées aux cafés acceptant de faire office de vespasiennes publiques. L’idée d’un système de toilettes publiques décentralisées suit ainsi son bonhomme de chemin. Certains avaient même proposé d’y intégrer les toilettes privées en lançant Air Pee N Pee, version urologique du célèbre opérateur de chambres en partage, mais il semble davantage s’agir d’une fausse bonne idée que d’un scénario prospectif à proprement parler.
Si elle a bien quelques défauts, la solution de Julien Damon n’en reste pas moins plus efficace que nombre d’autres propositions supposément plus innovantes, mais en réalité plus coûteuses et/ou pas forcément fonctionnelles. Surtout, elle permet de remettre sur un même pied d’égalité l’ensemble des populations de la ville, en offrant un niveau de service approprié sans créer de disparités d’usages… et en renforçant l’ancrage des commerces de proximité. Une solution à garder en tête la prochaine fois qu’une collectivité se mettra en tête de lutter contre les pipis sauvages…
Pour aller plus loin :
- Nous n’avons pas eu la place de l’évoquer ici, mais la question de l’urine en ville flirte très directement avec celle du genre. On observe depuis quelques années la multiplication d’outils permettant aux femmes d’uriner debout… et donc de profiter elles aussi des toilettes à ciel ouvert.
- Plutôt que de lutter contre l’urine à tout prix, certains designers tentent d’imaginer des mobiliers urbains « pipi-friendly ». Exemple ici.
- Enfin, on ne peut que recommander la lecture de cet article de Julien Damon, publié dans la revue Droit Social en 2009, et librement consultable ici : « Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager »