Le patrimoine architectural de Beyrouth, sauvegardé ou malmené ?
Bon nombre de villes aujourd’hui se posent la question de la cohabitation entre patrimoine et modernité architecturale. Beyrouth, capitale du Liban, a été en partie détruite par une guerre qui a duré plus de quinze ans et achève sa reconstruction peu à peu. Exemple unique d’un dialogue entre une architecture contemporaine et des vestiges urbains parmi les plus vieux au monde, la capitale libanaise entretient un rapport pour le moins ambigu à son patrimoine. En effet, détruit par une guerre civile qui a duré plus de quinze ans, le centre-ville a été reconstruit à l’identique, dans une volonté de reproduire exactement le patrimoine architectural des années 30. Par ailleurs, d’autres aires urbaines à l’architecture remarquable, qui n’avaient pas été touchées par la guerre, ont été démolies après le conflit pour construire des immeubles de grande hauteur, au détriment donc d’un certain patrimoine architectural. Alors, comment refaire la ville sur la ville et surtout comment concilier patrimoine et modernité ? Pour autant, sauvegarder ce patrimoine urbain permet-il de préserver une identité, une authenticité ?
Un héritage patrimonial multiple
Beyrouth est une des plus vieilles villes du monde et possède un patrimoine qui témoigne d’une succession d’époques, visibles notamment à travers les correspondances et les récits de voyages. Les premiers écrits qui évoquent la ville remontent au XIVème siècle av. J.-C. ; ce sont les Lettres de Tell-el-Amarna. L’ancienneté de ces lettres témoigne de la dimension historique de la ville et de son implantation multimillénaire.
Bien plus tard, le courant orientaliste laissera, lui aussi, une littérature féconde sur l’héritage architectural et paysager de la capitale libanaise. Le célèbre peintre Jacques-Louis David qui appartient à ce mouvement décrit Beyrouth en ces termes : « Sa rade fermée par un promontoire aigu, les minarets de ses mosquées, les dômes de ses palais et, avant tout son ciel pur, son air limpide, cet ensemble forme un spectacle troublant » et en exprime ainsi le caractère urbain exceptionnel.
Dans l’héritage de ce rapport étroit que les français ont entretenu avec le Liban, le pays fut placé sous Mandat français, de 1920 à 1943. Cette courte période, à peine un quart de siècle, a été décisive dans le dessin de la morphologie urbaine beyrouthine et dans son identité en tant que ville à la croisée des mondes, entre un Occident moderne et un Orient séduisant. Au cours de cette période, la France a profondément façonné la ville et le résultat est encore bien visible dans la pierre. Les Français, sous l’égide de l’architecte Michel Écochard, ont dessiné une ville selon un plan hautement symbolique.
Les deux places emblématiques issues de ce plan sont la Place de l’Étoile et la Place des Canons. Elles sont aujourd’hui au cœur de la question de l’héritage architectural et de la manière dont on envisage sa protection. Ces pièces urbaines n’ont pas du tout le même statut pour les beyrouthins. L’une, la place de l’Étoile, qui représente le pouvoir et l’austérité avec ses banques, sa Poste et ses assurances, est boudée par les riverains. L’autre, en revanche, la place des Canons, remplit un rôle bien différent. Elle bénéficie d’une image vivante et enjouée, héritée de l’époque où elle abritait des tramways, cafés et cinémas : c’est le centre symbolique de la ville.
Ainsi, on le comprend, la capitale hérite d’un patrimoine urbain très riche, qui traverse de multiples époques et dont les symboliques sont diverses.
Cependant, cet héritage, et particulièrement le centre-ville a été mis à mal lors de la virulente guerre civile qui a fait rage de 1975 à 1991. Beyrouth est ressortie meurtrie et détruite de ces quinze années de combat. Cependant, si la guerre a énormément détruit la ville, c’est, paradoxalement, la période de la reconstruction qui a davantage mis à mal son patrimoine.
En effet, la guerre et les zones de tirs ne se sont pas étendues à toute la ville et pourtant c’est aujourd’hui une gigantesque aire urbaine qui est en reconstruction. Dès lors, une question se pose, comment gérer ce patrimoine, doit-on tout conserver coûte que coûte, garder une trace de chaque époque, ou certains vestiges devraient-ils au contraire s’effacer ? Cette question prend tout son sens lorsqu’on l’envisage dans le cas précis de la capitale libanaise.
Patrimoine sauvegardé, identité préservée ?
Suite à cette destruction de grande ampleur, à la fin de la guerre en 1991, un nouveau plan directeur pour le centre-ville voit le jour, proposé par l’homme d’affaire Rafic Hariri, sous l’égide du groupe Solidere. Ce plan urbain propose la reconstruction d’une partie du centre-ville, à l’identique d’un point de vue architectural, tout en bouleversant radicalement les usages qu’on y pratique. En effet, si la dimension commerciale de ce quartier traditionnel de souk est sauvegardée, ces commerces populaires ont été remplacés par des enseignes de luxe. Le célèbre architecte libanais Fadi Shayya résume ainsi à propos du projet : « Le centre-ville reconstruit par Solidere est un espace exclusif, l’espace public y a été privatisé par une île de multinationales et de boutiques de luxes au milieu de la ville ». Et pour cause, lorsqu’on regarde avec attention, le schéma directeur et la programmation du projet sont influencés par le modèle des opérations de régénération urbaine menées dans de nombreuses villes occidentales, qui gentrifient le centre-ville en le réhabilitant. C’est ici le cas de ces rues adjacentes à la place de l’Étoile qui, tout en gardant leur patrimoine bâti, n’abritent plus les mêmes populations et activités traditionnelles.
En revanche, pour l’autre place emblématique, la place des Canons, la dynamique est bien différente. Cette place très populaire a été en grande partie détruite après-guerre. Très proche de l’hyper-centre, ces immeubles ont été rasés afin de construire de nouveaux îlots urbains. Les nouveaux immeubles de grande hauteur, accueillant bureaux et appartements de luxe, associés au développement d’un mall d’inspiration occidentale au lieu de l’ancienne place, structurent finalement un projet qui ne préserve et ne réhabilite qu’un faible nombre d’îlots traditionnels préexistants. Le nouveau visage de la place des Canons est donc radicalement différent de l’ancien, au détriment d’une partie du patrimoine architectural et de ses usages. On peut mettre en regard ces différentes manières de reconstruire avec les expériences urbanistiques que nous avons connues en Europe suite aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Nous avons également réhabilité nos centres-villes, tantôt en en gardant la forme, tantôt en la modernisant, transformant ou non nos usages. Ainsi, cette reconstruction du centre-ville beyrouthin interpelle sur la marge de manœuvre dont nous disposons pour traiter de notre héritage.
Comment placer le curseur entre protection voire reconstruction identique des formes urbaines et préservation des usages ? Dans un supplément du quotidien Le Monde du 31 octobre 2013 intitulé « Beyrouth Blues », l’auteur, Alain Salles, décrit le nouveau Beyrouth qui « manque cruellement d’effervescence » et n’est plus le lieu de bouillonnement qu’il a été auparavant. Cet article récent est révélateur du hiatus qu’il y aurait entre une volonté de ne rien perdre d’un patrimoine et la réalité d’une authenticité difficile à préserver uniquement par un dessin urbain.
Ainsi, Beyrouth, riche d’un héritage plurimillénaire, ne sait pour l’instant comment le porter et le protéger aujourd’hui. Le centre de Beyrouth, son cœur névralgique a été sauvegardé et protégé architecturalement parlant, mais il a perdu une partie de son identité en devenant un espace générique, qui abrite un mode de vie partagé dans de nombreuses autres villes-monde.
Si la guerre a donc meurtri la ville, la reconstruction a achevé de lui donner un autre visage. Elias Khoury, auteur libanais, écrit en 1977 dans La petite montagne : « Quand nous avions détruit Beyrouth, nous pensions avoir enfin détruit cette ville à jamais. Mais lorsqu’ils ont proclamé que la guerre était finie, et qu’ils ont diffusé les images de l’incroyable désolation de Beyrouth, nous avons découvert que nous ne l’avons pas détruite. Nous avions juste ouvert quelques brèches dans ses murs. Pour la détruire, d’autres guerres seraient nécessaires ». Bien qu’ils soient assez lointains, les propos d’E. Khoury résonnent encore aujourd’hui. Les guerres ravagent les villes, c’est un fait. Mais que penser des choix architecturaux et urbanistiques lorsqu’ils changent radicalement la nature d’une ville ? En ce sens, le patrimoine, ce terme si galvaudé peut-il se porter garant d’une cohésion urbaine ? Et si c’est le cas, ce patrimoine n’est pas seulement dans les formes urbaines, mais on le comprend, il s’exprime dans les usages qu’on a de nos villes.
Vos réactions
Merci pour cette belle analyse à laquelle je joins un commentaire. Dans les politiques de patrimonialisation restreintes, par choix, les Etats établissent des critères de nature presque « identitaire » et ne reconnaissent comme patrimoine que certains types de patrimoines, liés à des périodes, en vue d’établir un discours officiel sur ce qui relève de « moments » de l’histoire. Ainsi à Beyrouth, d’où je reviens, a été restauré le quartier du mandat français, autour de la place de l’étoile, devenue une quasi enclave typologique. Idem pour les villas et immeubles du quartier Sursok, qui font référence au style ottoman ou d’autres grandes villes méditerranéennes. En revanche, pas de prise en compte visiblement de ce patrimoine des années 1940 – 1970 qui comporte pourtant des villas, des immeubles, des églises ou des édifices tels que « the egg » la salle de spectacles avec activités commerciales. Ces années ont donné naissance à une efflorescence moderne et les édifices sont de très grande qualité (balcons en arrondi pourvus de rideaux, pergolas, décors plaqué sur murs en béton, béton lisse, nouvelles formes, couleurs conservées, portes en fer forgé). Les mouvements architecturaux comme le Bauhaus en particulier, ou le fonctionnalisme y sont représentés avec talent. Y a t il à Beyrouth la constitution d’un Inventaire général ?