Musées et marketing territorial : l’ambivalence d’un modèle (1/2)
Longtemps vu comme l’apanage de riches mécènes pouvant s’offrir les services d’artisans et créateurs (glorifiant leur réussite, leur piété ou leur gloire), l’art en général s’est démocratisé tout au long du XXe siècle, notamment grâce à l’institutionnalisation des musées. Ce mouvement connaît même un coup d’accélérateur depuis la fin de la Guerre froide, avec une multiplication de ces établissements en Europe et en Amérique du Nord, et surtout en Asie. Quels enjeux urbanistiques cette nouvelle politique muséographique sert-elle alors ?
Redynamiser une région : l’exemple de Bilbao
En 1991, le gouvernement local basque suggère à la Fondation Guggenheim d’ouvrir une antenne de son célèbre musée new-yorkais à Bilbao. A cette époque, la ville a beaucoup de mal à assurer la transition de son passé dans l’industrie lourde vers une économie tertiaire. En outre, le Pays Basque espagnol est encore largement associé à l’ETA. Après avoir convenu d’importants financements côté basque (170 millions de dollars pour faire sortir le musée de terre, constituer un fond muséographique et payer la Fondation Guggenheim, ainsi que 12 millions par an pour faire fonctionner le musée), le projet est lancé. L’inauguration a lieu en 1997, et le succès est quasiment immédiat.
Après ses trois premières années de mise en service, le musée a attiré près de quatre millions de visiteurs, pour une activité économique de 500 millions d’euros. On estime que, de ce montant, le Pays Basque a perçu 100 millions d’euros via les impôts, remboursant largement la construction du musée. Aujourd’hui, plus d’un million de visiteurs – venant essentiellement de l’étranger – s’arrêtent à Bilbao pour visiter le Guggenheim, créant 485 millions d’euros de retombées économiques directes.
« L’effet Guggenheim » est aujourd’hui toujours applaudi et sujet à controverses. Applaudi, car le musée a été au cœur du dispositif Bilbao Ria 2000, visant à désenclaver le Pays Basque. Ainsi, Bilbao est devenu au cours des années 2000 un hub de transports internationaux, avec l’extension de l’aéroport international et le raccordement de la région au réseau autoroutier européen. On estime que 45 000 emplois directs et indirects ont été créés grâce au musée. Mais ce miracle de Bilbao est également décrié, le musée étant pointé du doigt comme un facteur de gentrification et d’impérialisme culturel.
Le musée comme accélérateur de division sociale
Car les visiteurs du Guggenheim sont essentiellement étrangers. Si les locaux ont bénéficié des retombées économiques de son installation, ils en profitent finalement peu en tant que musée. La situation est relativement la même à Marseille, depuis l’inauguration du MuCEM à Marseille en 2013. Car si dans ses premiers mois d’exploitation on dénombrait plus de 1,8 millions de visiteurs, ces derniers venaient essentiellement pour le point de vue depuis sa terrasse que pour les collections du musée.
La position géographique du MuCEM, face à la mer et à proximité de la gare Saint-Charles, est davantage incitatrice pour les touristes que pour les locaux, en particulier ceux vivants dans les quartiers populaires. A cette gentrification par le tourisme s’ajoute un problème d’offre : comment attirer vers le musée des populations pas intéressées, voire intimidées, par cette culture institutionnelle ? Le calendrier des expositions et la programmation des événements ne semblent pas avoir pris en compte les attentes des classes populaires, qui faute d’offre, continuent de délaisser la nouvelle institution.
Facteur de dynamisme économique, le musée spectaculaire (on a parlé de Bilbao et Marseille, mais on pourrait en dire de même à Lens, Metz, Abu Dhabi…) reste l’apanage d’une élite ayant un certain bagage culturel. Et s’il participe à une forme de démocratisation de la culture, le musée reste tout de même un outil de différenciation entre les différents publics : ceux qui y vont, et ceux qui n’y vont pas.
Thomas Hajdukowicz