Le sport comme moyen d’expression des corps dans la ville
Au fil du temps, les hommes se sont agglomérés dans les villes, qui accueillent aujourd’hui près de la moitié de la population mondiale. Villes champignons et villes dortoirs ont émergé afin de répondre à la demande croissante et accélérée de logements. L’homme, parqué dans ce paysage utilitaire, a déployé de multiples stratégies de libération, visant à assouplir la carapace rigide qui l’enfermait. Brisant la monotonie des gestes imposée par une économie urbaine, des formes de soulèvement furent inventées par les citadins. La libération des corps dans la ville en constitue une des formes d’expression. L’apparition de pratiques sportives, typiquement urbaines, supplante les limites spatiales imposées par la ville.
Expérimenter le terrain urbain
Le mouvement situationniste, datant des années 50, perçoit la ville comme l’espace de production de la société du spectacle mais aussi comme un terrain de lutte et d’expérimentation. La ville est le lieu d’une réinvention radicale de la vie quotidienne, un terrain d’expérimentation corporelle qui inspira largement l’œuvre de la chorégraphe avant-gardiste Anna Halprin et de son mari paysagiste concepteur. Dans leur ouvrage « RSVPCycles », ils élaborent l’inventaire des matériaux mis à disposition par la ville, et prônent l’expérience de la situation. Pour briser le dogme et la doxa de la discipline, il faut, selon les Halprin, que les mouvements du corps expérimentent une sensorialité renouvelée par l’environnement et par des évènements qui la rendent perceptible. Le sol apparaît ici comme condition nécessaire pour danser mais aussi pour construire, c’est à dire, pour élaborer. Ils établissent ensemble un système de notation, proche de la partition musicale, pour représenter schématiquement les mouvements des corps à travers le temps et l’espace. Ces cartes serviront de base à l’élaboration d’une chorégraphie pour l’un et à celle du dessin de projet spatial pour l’autre. Les particularités architecturales d’un des projets de Lawrence Halprin, le Lovejoy Fountain Park, en ont fait aujourd’hui un lieu mythique d’une des expressions corporelles les plus à la mode, le skateboard.
Le détournement des formes par le skateboard
Les espaces fabriqués par la ville moderne, mélanges de courbes, de plans inclinés et de volumes parallélépipédiques, ont donné naissance dans les années 70 à une pratique inattendue, celle du skate. A l’origine pratiqué dans les piscines californiennes vides aux angles arrondis, ce sport s’est élancé au delà des frontières du bassin pour conquérir les rues et l’asphalte. C’est l’identité physique de la ville qui est à l’origine de l’émergence de ce sport. Les aqueducs vides, les espaces industriels inutilisés, les rampes lisses, la topographie vallonnée de San Francisco… sont considérés comme l’eldorado des planches à roulettes. La ville devient un terrain de jeu où les escaliers et les montées ne sont plus considérés comme un espace à gravir mais comme tremplin générateur de sensations. L’approche spécifique du milieu urbain que les skateurs envisagent est celle de la poussée, de l’attraction et de la lutte contre la pesanteur. Tout est prétexte à être le support de leurs figures, y compris les sculptures abstraites et géométriques disposées dans l’espace public. Non plus jugée selon des critères esthétiques et conceptuels, l’œuvre d’art est appréciée pour la variété des mouvements qu’elle suggère. « Les skateurs rendent effective l’idée de mouvement littéralement mis en œuvre par les artistes » explique Raphaël Zarka dans son ouvrage « Free ride – Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples ».
Aujourd’hui, le haut lieu du skateboard n’est plus San Francisco, où ce sport est devenu si populaire qu’il a fini par être enfermé dans une législation stricte. Contre toute attente, c’est la capitale mondiale du secteur de l’assurance, la ville conservatrice de Hartford dans le Connecticut, qui lui a volé la vedette. Les corniches en béton, les escaliers et les rues quasi désertes le week-end de cette cité d’affaires, ont fait d’elle le terrain de jeu favori des glisseurs.
Processus de détournement des objets, introduction du plaisir dans l’urbanité, symbole d’un mouvement contestataire, procédé d’expérimentation… l’expression des corps dans le paysage urbain brave souvent les interdits ou trouve une alternative à la pénurie de distractions. Le Parkour, l’Art Du Déplacement ou le Free-Running, découverts par le grand public au travers du groupe Yamakasi, considèrent la ville comme une paroi dont les moindres aspérités sont saisissables. Plus question de limite, de barrière, de frontière ni de murs que le corps ne puisse franchir ici. Plus qu’un sport, cette chorégraphie exprime une utopie : celle de supplanter l’enclavement généré par les cités. Bien souvent ces trépidations urbaines sont l’apanage des plus précaires, pour qui l’abonnement à une salle de sport ou l’inscription dans un club n’est pas accessible. Cette inégalité d’accès à un service offert par la ville a poussé ces jeunes à réinventer leur milieu afin d’en tirer le meilleur parti.
Le mobilier urbain, support du Street Workout
Originaire du milieu carcéral, le Street Workout repose sur le simple poids du corps comme facteur de développement musculaire. En s’exportant hors des murs des prisons, cette pratique s’est basée sur l’utilisation du mobilier urbain comme support de pompes ou de tractions. Du parcours de santé à l’aire de jeux pour enfants en passant par les bancs, les poteaux, les panneaux, les murs et autres « accessoires » du décor urbain… tout est prétexte à l’exercice physique.
C’est aux États-Unis et dans les pays d’Europe de l’Est que les corps dénudés et musclés ont d’abord envahi les rues. On peut supposer que la gratuité de ce sport dans les anciens pays de l’Union Soviétique et les banlieues américaines ainsi que son lien avec la gymnastique et la musculation, très appréciées dans ces pays, sont à l’origine de son apparition. Si certains utilisent seulement ce sport pour entretenir leurs corps, d’autres l’exploitent à la manière du hip-hop, comme un jeu performatif entre équipes où la compétition prend la forme de figues acrobatiques. Petit à petit, l’institutionnalisation de ce sport fait émerger des structures dédiées dans le paysage urbain.
C’est à Rio de Janeiro, la capitale mondiale du sport urbain, que l’on recense le plus grand nombre de modules servant d’appui aux « street workers ». L’incroyable topographie de la ville et son ouverture sur la mer en ont fait un spot multi-sportif. L’escalade, le kytesurf, le deltaplane, le surf, le paddle, le beach volley sans oublier le football, sont pratiques courantes dans cette ville qui ferme à la circulation le dimanche les grandes avenues longeant les plages d’Ipanema et Copacabana, au grand plaisir des cyclistes, rollers et joggers.
Cependant, le sport le plus démocratique (et le plus populaire) reste le Street Workout. De nombreuses « machines à sueur » ont été disposées le long des plages et sur les places, offrant aux sportifs la possibilité de plonger dans l’océan après l’effort face à un sublime panorama ou de bénéficier de l’ombre fraîche des immenses ficus. Ces postes de remise en forme tirent probablement leur popularité de la culture du corps et de l’aisance à le montrer, spécifique à la tradition brésilienne. Ainsi l’identité culturelle de la ville entre en résonance avec le développement d’un sport sur son sol. En France, ce mobilier spécifique ne connait pas de franc succès auprès des municipalités. L’une des seules structures de Paris, installée sur le canal Saint-Martin, accueille pourtant de nombreux jeunes apollons. L’image véhiculée par le Street Workout ne serait-elle pas suffisamment noble pour la ville lumière ?
Cette pratique, inventée pour pallier à l’absence d’infrastructure, semble étouffée dans les pays occidentaux qui n’envisagent pas l’expression sportive sans encadrement disciplinaire. Malgré tout, d’autres pratiques émergent en s’inspirant de cette tradition de l’improvisation urbaine.
Apparu en Irlande à la fin du XIXe siècle, le bike-polo, qui s’adresse à un public plus désargenté et jeune que celui du polo traditionnel, fait son apparition dans nos villes. Il quitte le gazon pour s’adapter au bitume urbain dans les années 2000. Ce sport, ne nécessitant aucun outil, si ce n’est un vélo, un maillet et quelques plots, est pourtant devenu l’une des composantes de la renaissance du mouvement des vélos à pignon fixe (vélos sans freins ni dérailleur). A l’origine populaire, il est aujourd’hui porté par la génération de jeunes créatifs et entrepreneurs « hipsters ».
Prenant acte de ces expériences, certaines municipalités offrent à la fois des installations sportives dédiées et un vide dans l’espace public appropriable et modelable selon les désirs sportifs.
Quand une pratique sportive flexible s’invite dans le projet urbain
A Copenhague, l’effervescence inventive des agences BIG (Bjarke Ingels Group), Superflex & Topotek1, a donné naissance à un fragment d’espace public mêlant les usages et les cultures. « Superkilen » traverse l’un des quartiers les plus éclectiques et défavorisés du Danemark. Conçu comme une exposition géante des meilleures pratiques urbaines, ce projet présente une collection d’objets et d’usages à l’image des 60 pays d’origine des habitants du quartier. Entre la tradition du sprint sur les plages de L.A, le drain d’égout en provenance d’Israël, les palmiers chinois et les enseignes lumineuses qatariennes ou russes, cet espace illustre la diversité urbaine reflétant la véritable nature du voisinage local.
Parmi les trois espaces de ce projet d’espace public, le rouge est dédié au sport. Il est conçu comme une extension urbaine de la vie interne de la salle Norrebrohall qu’il jouxte. La couleur et le caoutchouc du revêtement de la place vont jusqu’à recouvrir et pénétrer la salle de sport, brouillant ainsi les limites entre l’intérieur et l’extérieur. L’hiver, lorsque l’eau givre sur ce revêtement, une patinoire apparait. Terrains de basket, aires de fitness de plein air, rings de boxe, pistes de courses… y sont disposés dans un souci de mixité. La mise à disposition d’un grand vide central permet de plus l’ouverture à tous les possibles. Des tribunes mobiles sont prévues pour accueillir des open-air cinémas et des représentations sportives. La gamme d’offres de loisirs et l’ouverture de la grande place centrale permet aux résidents de se rencontrer au travers de l’activité physique et des jeux.
Ainsi, l’émergence de pratiques sportives vernaculaires révèle la relation particulière des corps habitants au corps urbain. Le mouvement dans l’espace de la ville permet l’expérimentation de nouvelles appropriations sociales, souvent mues par un désir de dépassement de conditions de vie précaires. L’absence de moyens, à l’origine de l’acte de création sportive, révèle l’identité sociale des oubliés de la ville. Faut-il proposer une institutionnalisation de ces pratiques sans traces, au risque de voir étouffer leur insubordination et de les faire entrer dans le droit commun ?