Le chant des villes #3 : Les ambiances sonores et leurs représentations
Après deux articles sur le son comme balise puis le son pour raconter la ville, le dernier épisode de notre série « Le chant des villes » nous plonge dans les ambiances sonores et leurs représentations. Un voyage sensoriel riche en émotions !
Quand le paysage se compose d’ambiances
« La vue isole alors que le son rapproche ; la vision est directionnelle alors que le son est omnidirectionnel. Le sens de la vue implique l’extériorité alors que le son crée une expérience d’intériorité. Je regarde un objet mais le son me parvient ; l’œil atteint mais l’oreille reçoit. »
Le regard des sens, Juhani Pallasmaa
L’environnement urbain, au même titre que celui des villes moyennes ou du milieu rural est un paysage.
Et si le paysage est, selon Gilles Clément « ce que l’on garde en mémoire après avoir fermé les yeux », il est ce que notre rétine, notre peau et notre cerveau ont imprimé de l’expérience. Non pas objet mais ambiance, il est de plus et par essence, subjectivé à partir de ce que nos sens en ont saisi. En effet, un paysage n’existe pas s’il est simplement senti, il doit être ressenti. L’être sensible n’est pas purement sensoriel, il est également affectif. « Le sens se mêle au sentiment, le senti au ressenti, le sensoriel à l’affectivité » dit Grégoire Chelkoff lors du colloque international Faire une ambiance à Grenoble en 2008.
Ainsi, le paysage – même urbain – est une ambiance. Il est possible de définir cette dernière comme un phénomène qui opère entre un objet positionné dans l’espace et le vide qui l’entoure. C’est par ce dialogue entre la matérialité visible et invisible que naîtra l’ambiance. Evidemment, selon le vécu, l’humeur et la sensibilité de l’individu, la réception d’une ambiance est variable. Ainsi, on comprend bien que l’espace est un jeu de relations entre celui qui perçoit et ce qu’il dégage. Il y aurait alors autant d’« espaces » aux ambiances diverses que de registres sensoriels. L’œil, la peau, le nez et l’oreille sont les organes percepteurs et générateurs d’une ambiance construite dans la multisensorialité.
Mais s’il était nécessaire de disséquer les différentes composantes d’une ambiance et de ne traiter que celle relative au son, comment donc la qualifier ?
L’ambiance sonore, un espace-temps discontinu
La caractéristique principale du son est d’être relatif à une durée temporelle. Ephémère, plus ou moins long, décalé entre le moment où il est libéré et celui où il est perçu… le son correspond aussi bien à un moment qu’à un espace.
Le son est un espace-temps à l’ambiance discontinue. En déambulant dans l’espace urbain, nous n’avons de cesse de passer d’une ambiance sonore à une autre, d’un boulevard assourdissant à une place apaisée en passant par un square baigné de rires d’enfants, le tout, scandé par des « accidents sonores » (un cloche qui résonne, un moto qui passe, une alarme qui se déclenche…). L’ambiance sonore est donc fractionnée, hachée, hétérogène et en perpétuelle évolution. Son espace se compose de coupures et de seuils. Ainsi, la carte sonore d’une ville se dessinerait en zones et en secteurs capables de « s’allumer », de « s’éteindre » et de se déplacer. Il n’y a pas représentations moins aisées !
On remarque sur ces cartes que la dimension temporelle a bien été prise en compte, puisque que les variations sonores se déclinent selon des séquences de 2h dans une même nuit. Cependant, le caractère évolutif du son n’a su être traité avec une grande précision. Qui plus est, il est intéressant de noter que, sur cette représentation, le rayon des aires sonores (mécanophonies en vert (moteurs, klaxons, bips), anthropophonies en rouge (voix, musiques) et autres en bleu (piaillements, souffles, ruissellements) ne correspond pas à une répartition dans l’espace, mais à une intensité. La taille des cercles dépend du nombre de décibels et ne recouvre en aucun cas les rues où le son est perçu. Car pour cela, une question fondamentale devrait être posée : où placer la limite d’un espace sonore ?
Tout comme l’odeur, l’aspect immatériel du son ne permet pas de définir de réelle limite entre l’espace où il est perçu et celui où il ne l’est plus. La limite sonore n’est pas tranchée, elle s’estompe progressivement et brave les frontières physiques que notre société a érigées pour se protéger. Le son a la capacité, par exemple, de pénétrer sournoisement votre sommeil ou votre sphère intime en s’immisçant par la moindre commissure de fenêtre ou serrure. Il ne connaît pas les frontières entre le public et le privé, d’où notre sentiment d’impuissance face à son ambiance.
« […] le caractère inadmissible ou insupportable tient beaucoup au sentiment très partagé d’un scandale […]. En dépit de toutes les promesses de protection qu’elles assurent, l’usager se demande comment les séparations visuelles et tactiles qui structurent et légifèrent notre espace urbain peuvent être si facilement bafouées par la rumeur de l’autre » explique Jean-François Augoyard au cours de sa conférence Entrer dans un espace sonore urbain et le qualifier.
« Inadmissible », « insupportable », « scandaleux »… sont les adjectifs émotionnels péjoratifs imputés – en l’occurrence – au tapage, bien souvent nocturne d’ailleurs. Ainsi on le remarque, le son et son ambiance sont étroitement liés à l’émotion.
Le son, un générateur d’émotions
Le son des villes est souvent associé à un sentiment négatif. Le brouhaha de la circulation automobile participe de l’état de stress, d’anxiété, d’oppression et de surmenage. Cependant, l’environnement urbain, dans toute sa diversité, offre également des moments de répit ou de convivialité, à l’origine du sentiment d’appartenance à un groupe. Les clameurs des jeunes sur un terrain de basket, les scansions des vendeurs ambulants, le bourdonnement d’un marché font généralement émerger des sentiments positifs.
Le projet de cartographie sonore d’un laboratoire de recherche Yahoo à Barcelone, intitulé Chatty Maps, prend le contre-pied des cartes sonores recensant généralement les zones sujettes au tapage urbain. La notion de plaisir est cette fois prise en considération. Au lieu de se cantonner à mesurer le volume sonore (en décibels) et d’établir une carte manichéenne des « zones bruyantes » et des « zones calmes », des chercheurs se sont intéressés à qualifier les sons… au travers des sentiments qu’ils suscitent. A partir d’une base de données de photographies géolocalisées récoltée sur Flickr, l’équipe de recherche a associé à chaque terme lié au son dans la légende une catégorie sonore (transport, nature, humain, musique, construction). A partir d’un lexique émotionnel (Emolex), ils ont ensuite attribué à chacune de ces catégories une émotion (colère, peur, anticipation, confiance, surprise, tristesse, joie, dégoût). Un travail qui recouvre toutes les rues de New York, mais aussi celles de Londres, de Barcelone, de Madrid et de Boston.
Grâce à ces cartes, il est désormais possible de choisir son trajet en fonction du son désiré, un bon moyen d’être plus heureux et moins anxieux ! On remarque cependant les limites d’une telle représentation : ces cartes sonores ne sont pas évolutives, alors que le son l’est. La dimension temporelle, indissociable du son, n’est pas prise en compte. Des exemples qui révèlent la grande difficulté des hommes à représenter l’immatérialité, la sensorialité et le caractère éphémère des ambiances sonores (comme olfactives).
Falsification sensorielle et contrefaçon émotionnelle
La reconnaissance de la qualité sonore de notre environnement est un combat qui a peine à gagner tous les esprits. Certaines entreprises se lancent par exemple dans le développement d’applications smartphone capable de réguler votre environnement sonore. Par la superposition d’ondes (inversées ou identiques au son perçu) au travers d’écouteurs, Snooze ou Here proposent d’amplifier, de réduire et même de supprimer les sons ambiants. Une falsification sensorielle qui pourrait bien engendrer une contrefaçon émotionnelle…