La ville nourricière et ses paradoxes
Impossible, pour qui s’intéresse à l’urbain, d’être passé à côté du concept de “ville nourricière”, cette cité utopique capable de subvenir à ses propres besoins alimentaires, à l’aide de potagers urbains et autres gratte-ciel transformés en fermes.
Architectes, urbanistes, entreprises, collectivités ou simples associations de riverains rivalisent ainsi d’inventivité pour répondre de concert à cette question fondamentale : “comment nourrira-t-on les mégapoles du futur ?” L’agriculture urbaine s’impose dès lors comme une tendance lourde, soutenue par le “local food” ou les jardins partagés. De quoi donner une certaine contenance à cette idée de ville autosuffisante, moins utopique qu’il n’y paraît. Mais est-ce vraiment une bonne chose ?
Cette ville au ventre plein, qui prend aujourd’hui son envol concret après des années de théorisation, est-elle totalement désirable ? De nombreux paradoxes subsistent en effet autour d’elle, trop souvent occultés par un certain effet de mode. A titre d’exemple : la ville nourricière est-elle véritablement durable ? Quid de la santé des habitants ? et des animaux ? Pour quel impact sur l’étalement urbain ? et sur les modes de consommations ? Décryptage de ces paradoxes qui devront nécessairement être pris en compte dans une politique d’urbanisme alimentaire.
La ville nourricière à l’épreuve de la densité
Au premier plan de ces interrogations, se trouve l’adéquation de l’agriculture urbaine avec les préceptes de l’urbanisme durable dont elle se proclame l’héritière. Toute forme d’agriculture se révèle nécessairement gourmande en espace cultivable ; l’agriculture urbaine n’y échappe pas, entrant alors en contradiction avec certaines exigences de densité urbaine.
Dans nos villes déjà engorgées par le bâti, où les friches cultivables se comptent sur les doigts d’une main, il n’existe que deux solutions pour greffer des espaces agricoles en nombre suffisant : construire plus haut, ou construire plus diffus. La première solution implique une ville faite de gratte-ciel, certes recouverts de verdure, mais on a connu plus rêveur… La seconde est encore plus problématique : qui dit étalement urbain dit terres arables recouvertes par le bitume. Si le prix à payer du “local food” est de détruire le peu de terres agricoles qui subsistent autour des métropoles, est-ce vraiment un modèle durable ?
La ville nourricière à l’épreuve de la santé
A ce paradoxe purement urbanistique, s’ajoute une problématique plus sociétale. En ces temps de crise alimentaire, où le consommateur souhaite savoir ce qu’il a dans son assiette, l’exigence du “manger local” n’a-t-elle pas des limites endogènes ? A titre d’exemple, a-t-on vraiment envie de déguster une salade sortie tout droit d’un conteneur austère ?
Sans parler des questions de pollutions de l’air qui peuvent nuire à la qualité des aliments, il semble légitime de s’interroger sur l’exigence légitime de diversité alimentaire, qui semble incompatible avec l’idée même de ville auto-suffisante. De fait, il est impossible de faire pousser et des pommes, et des oranges sur Paris, sauf à miser sur des serres et des technologies agricoles massifiées. Pas franchement viable sur le plan économique, ni sur le plan écologique en cas d’utilisation d’engrais ou d’OGM. Le bien-être des habitants pourrait en pâtir… sans même parler du bien-être des animaux, qui n’ont même pas voix au chapitre malgré de nombreux vices de procédure inhérentes à la question des “fermes urbaines”.
La ville nourricière n’est qu’une demi-solution
Le listing de ces paradoxes et effets pervers ne signifie pas pour autant que la ville nourricière n’est pas une bonne solution. Seulement, la ville nourricière ne peut pas à elle seule être “la” solution. Afin de pallier aux problématiques citées ci-dessus (non-exhaustives), il semble nécessaire d’accepter que la ville ne peut suffire à ses propres besoins. Cela implique de trouver d’autres modèles de développement alimentaire. Nous en proposerons ici deux : n’hésitez pas à partager vos idées en commentaires.
Une première piste d’innovation pourrait être de “reterritorialiser” le concept du local fooding à l’échelle nationale. Pourquoi ne pas imaginer une spécialisation alimentaire des métropoles d’un même pays, de manière à préserver la diversité des productions urbaines sans pour autant avoir un importer des produits de l’autre bout du monde ? Il s’agit, ni plus ni moins, que de revenir aux réseaux alimentaires qui existaient encore il y a un demi-siècle, et que la société de consommation est venue battre en brêche…
La deuxième solution est peut-être la plus terre à terre, mais aussi la plus ambitieuse. Elle part d’un simple constat : nos sociétés mangent trop. Commençons par manger moins, cela suffira à retirer en partie l’épée de Damoclès qui pèse aujourd’hui sur nos villes affamées.
Vos réactions
Principale conséquence de cette ville autonome, c’est que l’étalement urbain ne serait plus un problème ! On détruit déjà d’énormes surfaces de terres agricoles pour agrandir les villes, presque exclusivement des bonnes terres agricoles. On se donne bonne conscience en produisant quelques salades, des bottes de radis du persil, mais quid des céréales, des patates, de l’eau, de l’énergie, des intrants, etc. Reconnaitre que la ville est dépendante d’un territoire jusqu’ici méprisé, voilà un challenge pour la ville de demain.
Personnellement j’adore le chapitre sur « l’urbanisme naturaliste » décrit dans « L’Urbanisme, utopies et réalités » de Françoise Choay : L’urbanisme pensé par Frank Lloyd Wright. Cet urbanisme serait constitué d’un maillage diffus d’espaces anthropisés « subordonnés à la nature » où les pôles (villes/villages) autonomes et intensément connectés profiteraient des avantages de certaines localités. Par autonome, il entend que chaque localité possède son artisanat, sa culture, son agriculture, etc. et ses équipements dédiés.
De la même manière que les écosystèmes interagissent entre eux en créant des « effets de bordure » (écotones ou écoclines), le territoire ne serait alors plus constitué de différents espaces déconnectés les uns des autres mais d’une mosaïque d’espaces communicants. C’est le modèle qu’a choisi le département l’Ile et Vilaine (par exemple) depuis plusieurs décennies, sous le nom « d’urbanisme archipel ».
C’est aussi le modèle que nous montre Physarum polycephalum (ou « blob », un myxomycète) dont les Japonais et Anglais se sont servis pour évaluer l’efficacité de leur réseau routier (https://www.lejdd.fr/societe/sciences/a-la-rencontre-du-blob-cet-organisme-ni-animal-ni-vegetal-ni-champignon-3347009).
Regardons comment la nature procède pour trouver nos réponses. Non dans la dualité mais dans l’unicité : la solution à la ville durable me semble être plurielle, il nous faut autant conserver ces ruelles qui font le charme de nos anciens villages qu’envisager de construire des îlots denses « noyés dans des parcs ». Une solution ne sera pas plus efficace qu’une autre sans cet autre. Pour cela il est nécessaire de sortir de nos connaissances spécialisées et nous de nous ouvrir à différents domaines d’étude pour en observer les analogies.