Faut-il réinventer la ville pour l’individu smartphoné ?

Crédits : Edwin Lee - “Smartphone zombies”
17 Mai 2016

La multiplication prévisible de dispositifs urbains à destination des citadins accros à leurs smartphones soulève une question fondamentale : jusqu’à quel point la ville doit-elle s’adapter à ces pratiques émergentes ? Quid de la responsabilité individuelle dans une ville déjà saturée de signes ?

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Crédits : Edwin Lee – “Smartphone zombies”

La figure du piéton traversant la ville les yeux rivés sur son smartphone est sans nul doute devenue l’une des plus représentatives de notre époque… et avec elle, d’évidentes questions de sécurité. Comment protéger le piéton “smartphoné” pour éviter qu’il ne traverse sans faire attention, ou qu’il ne se prenne un poteau en pleine poire ? [note : expérience vécue par l’auteur] La commune d’Ausbourg, en Allemagne, a décidé de prendre le taureau par les cornes en installant des feux de signalisation d’un nouveau genre, spécifiquement dédiés aux citadins connectés… c’est-à-dire situés au sol, et non à hauteur de visage :

Mieux vaut prévenir que guérir

Sur le papier, l’idée est ingénieuse. Situés à proximité de deux stations de tramway, dans un quartier fréquenté par de nombreux étudiants, ces feux de signalisation répondent à un danger réel. Quelques semaines avant l’installation de ces feux, une jeune fille avait d’ailleurs connu la mort, percutée par un tramway à Munich, ville située à 70 kilomètres de là. Dans ces circonstances, l’initiative d’Ausbourg a largement été plébiscitée sur les réseaux sociaux et les médias spécialisés, saluant un dispositif à la fois innovant et non-excluant.

Jusqu’alors, en effet, les réflexions portant sur la protection du citadin smartphoné se résumaient à une proposition quelque peu critiquable, consistant à séparer les trottoirs en deux voies (exemple en Chine ou à Washington) : l’une pour ceux préférant garder les yeux levés, l’autre pour les piétons plongés dans leur écran (sympathiquement qualifiés de “smartphone zombies” voire de “dumbwalkers”, littéralement “marcheurs débiles”…) Ce type d’initiatives, que nous avions déjà commentées dans un billet consacré à la voirie des villes marchables, nous laisse clairement sceptiques. A l’heure des « zones de rencontre » et des voies partagées, la séparation des flux n’a-t-elle pas largement démontré ses limites ? Plus généralement, souhaite-t-on vraiment construire la ville marchable de demain sur un socle urbanistique aussi douteux ? En comparaison, les loupiotes d’Ausbourg semblent bien plus pertinentes, en permettant la coexistence de tous les usages sans pour autant stigmatiser telle ou telle population.

Dans un tout autre genre, l’émission américaine de Conan O’Bien a récemment réalisé un sketch assez caustique sur les piétons accros à leurs smartphones…

Un problème vieux comme la ville ?

Néanmoins, on aurait tort de voir dans ces feux de signalisation une réponse au seul problème des smartphones. Dans cette affaire, le coupable semble être davantage sonore que visuel… C’est en effet le revers de la médaille du tramway, mode particulièrement silencieux, auquel on ne prête pas forcément attention lorsque l’on traverse. Notons d’ailleurs que l’adolescente décédée à Munich n’était semble-t-il pas en train de regarder son smartphone au moment de traverser, contrairement à ce que de nombreux commentateurs ont pu écrire. En revanche, elle était plongée dans sa musique et n’a pas entendu le conducteur du tram klaxonner…

En ce sens, il n’est pas anodin de constater que la problématique du smartphone nous renvoie en réalité à des enjeux déjà connus depuis longtemps. Déjà, à l’époque des baladeurs, les acteurs urbains s’inquiétaient des accidents que provoqueraient ces objets amenés à déconcentrer les jeunes générations… Et l’on pourrait même remonter plus loin : le fameux gag de la bouche d’égout, dans laquelle tombent des personnages de bande dessinée parce qu’ils ont le nez plongé dans leurs journaux, n’est-il pas la version pré-numérique de nos “smartphone zombies” actuels ? Autrement dit : les malheurs du piéton trop concentré semblent aussi vieux que la ville elle-même. De là à dire qu’il s’agit d’un faux problème, il n’y a qu’un pas… que nous franchissons allègrement.

Quid de la responsabilité individuelle ?

En effet, se pose une question bêtement statistique : combien de drames arrivent, en comparaison du nombre de piétons circulant chaque jour le smartphone sous les yeux ? A titre d’exemple, le Japon avait publié une intéressante étude il y a quelques années, recensant 122 cas d’accidents graves liées à l’usage de smartphone en marchant… mais sur une durée s’étalant de 2008 à 2013, dans l’un des pays du monde les plus équipés en smartphones. Autant dire une goutte d’eau dans un océan de piétons connectés ! De quoi relativiser quelque peu les dangers du smartphone, non ?

Dans ce contexte, est-il franchement nécessaire d’équiper nos villes de dispositifs de signalisation potentiellement coûteux, pour ce qui semble être en réalité un épiphénomène inhérent à la circulation piétonne en ville dense ? A l’inverse d’Ausbourg, les acteurs nippons privilégient les supports pédagogiques – avec le sens de la communication publique qu’on leur connaît, comme on peut l’apercevoir dans ce reportage AFP. D’autres imaginent des applications permettant de voir à travers l’écran, et donc de continuer à lire ou écrire sur son appareil tout en gardant un oeil sur l’endroit où l’on met les pieds. Néanmoins, cette idée semble n’avoir jamais vraiment trouvé son public – la première occurrence que nous avons retrouvée remonte à 2009, c’est dire si la question n’est pas nouvelle. Mais ce type de solutions possède au moins une vertu : faire reposer la question de la prévention sur l’individu lui-même, et non sur la collectivité. Certains twittos s’étaient d’ailleurs agacés des lumières d’Ausbourg, pour des raisons finalement assez légitimes lorsqu’on les remet en perspective :

Quelle action publique pour l’espace public de demain ?

En creux se pose finalement une question cruciale, là encore aussi vieille que la ville elle-même. Où s’arrête la responsabilité individuelle, et où commence la responsabilité collective ? Autrement dit, à partir de quand une ville doit-elle prévoir des dispositifs spécifiques pour une pratique émergente ? Évidemment, tout est question de seuils – et chaque ville est libre de les fixer comme elle l’entend. Mais contrairement à de nombreuses autres problématiques de sécurisation des flux piétons (notamment vis-à-vis des modes motorisés), le smartphone reste finalement bien moins dangereux qu’on ne pourrait le penser…

Plus que d’une solution d’avenir, le buzz suscité par l’initiative d’Ausbourg témoigne surtout de la complexité de notre rapport « civilisationnel » au téléphone portable, présent dans presque toutes les proches, mais pourtant décrié pour des raisons dont il n’est pas vraiment coupable. Cela n’empêche toutefois pas de s’interroger sur la nécessité ou non d’accompagner son essor par des aménagements publics, ni de repenser les feux de signalisation – ceux-ci ayant été pensés à une époque où les voitures dominaient la ville… A ce titre, les (bonnes) idées ne manquent pas. Plutôt que de se focaliser sur l’écran du téléphone, interrogeons-nous plutôt sur la manière l’aménagement de nos rues pourraient rendre les flux plus doux pour le piéton ! Ne serait-ce qu’en les élargissant un chouïa, aux dépens des modes motorisés, voilà qui réduirait déjà pas mal les tracas du piéton smartphoné…

Pour aller plus loin :

  • Plus que la question visuelle, la question sonore se pose avec une acuité croissante avec l’essor attendu de la voiture électrique. Les constructeurs planchent d’ailleurs sur de “faux” bruits de moteurs pour tenter d’alerter les piétons, comme nous l’expliquions ici.

{pop-up} urbain
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Vos réactions

Grandin Adrien
9 mai 2017

Bonjour,
Je voudrais citer cet article dans le cadre d’un mémoire de recherche mais je ne trouve pas le nom de l’auteur(e).
Pourriez-vous me le communiquer ?
Merci d’avance,

Elodie Chaut
9 mai 2017

Bonjour,

Merci pour l’intérêt que vous portez à notre article.
L’auteur est [pop-up] urbain, vous trouverez toutes les informations nécessaires dans le lien suivant : https://www.demainlaville.com/author/philippe-gargov/

En vous souhaitant une bonne journée,

Demain La Ville

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