Façonnons-nous la ville, ou est-ce la ville qui nous façonne ?
Pendant plusieurs siècles, la ville s’est naturellement construite sur un schéma traditionnel. L’homme adaptait la ville à ses besoins. Puis, quand les villes ont commencé à s’étendre, leur développement à été confié à des planificateurs de professions : les urbanistes. Au cœur du rapport complexe entre les êtres humains, leurs rapports et leurs activités, une priorité a été définie : le développement de la modernité, dont l’élément-phare était la voiture ! Il s’agissait dès lors d’adapter les infrastructures urbaines à l’échelle des véhicules motorisés.
Focus sur le quartier Saint-Sauveur de Lille transformé par Jan Gehl
Jan Gehl est un architecte danois. Fondateur et associé de Gehl Architects, il a contribué au développement de nombreuses villes à travers le monde : Copenhague, Amman, Londres, Melbourne, New-York, Seattle ou encore San Francisco. En novembre 2013, Gehl Architects a été chargé de l’aménagement d’une future zone-clé de la ville de Lille : le quartier de la Gare Saint-Sauveur.
Longtemps animée par l’industrie textile, la région de Lille est en cours de redéveloppement. La Gare Saint-Sauveur est d’ailleurs une ancienne gare de marchandise, aujourd’hui désaffectée. Bien connu des Lillois pour ses événements culturels, le quartier se situe au cœur de la ville et le projet à venir porte sur une friche de 23 hectares fondamentale dans l’articulation future de la ville durable et unifiée.
Dans son ouvrage Pour des villes à échelle humaine, Jan Gehl partage son expérience après soixante années de construction de la ville. Sa définition contribuerait à replacer le facteur humain au cœur des réflexions et à établir des villes du bien-être.
Au cœur de son exposé, Jan Gehl affirme que « les villes nous façonnent autant que nous les façonnons ». La mise en parallèle de cette affirmation avec l’évolution urbaine de Lille peut-elle en effet se révéler sur le cas concret lillois ? En quoi le renouvellement de pensée à l’échelle du quartier Saint-Sauveur contribue petit à petit au changement urbain à l’échelle globale ?
Comment fabrique-t-on des « machines à habiter » ?
« Depuis cinquante ans, nous avons façonné des villes de telle sorte que les gens sont presque forcés de vivre assis toute la journée, dans leur voiture, au travail, chez eux. » J. Gehl
Pour répondre à la crise urbaine actuelle et faire des « villes du bien-être », Jan Gehl préconise une ligne directrice : réadapter la ville à l’échelle humaine. L’espace urbain est un lieu de rencontre et de discussion démocratique que nous avons perdu de vue au cours des décennies passées. La ville de demain doit être animée, sûre, durable et saine. La clé de voute de ce changement se trouve pour l’architecte danois dans la place accordée aux déplacements piétons et aux cyclistes.
Réadapter la ville à l’échelle humaine pour Gehl passe donc d’abord par repenser la définition de l’être humain lui-même.
« Le client de l’urbaniste et de l’architecte : un être humain qui marche en ligne droite, vers l’avant et dans un plan horizontal à 5 km/h »
Les causes de la crise urbaine sont fortement liées à l’appauvrissement des espaces publics. Lorsqu’on a développé la ville moderne pour les voitures, le client de l’urbaniste et de l’architecte était alors un amas de tôle, qui roule en ligne droite, vers l’avant sur un plan horizontal pouvant aller jusqu’à 130 km/h.
La question de l’adaptabilité des échelles concerne alors divers points. Dans un premier temps, elle concerne la vitesse. La vitesse du véhicule motorisé réduit les distances de la ville. De fait, tout retour à une pratique piétonne donne le sentiment d’une entreprise interminablement lente, sans divertissement. L’adaptabilité des échelles concerne également les distances et les hauteurs de bâtiments. Les espaces propices à la marche, et donc à la potentielle rencontre dans l’espace urbain, doivent prendre en compte le potentiel et les limites du corps humain. Les espaces développés pour le gain de temps et l’optimisation de la voiture n’offrent guère de distraction ni de sécurité pour le piéton.
« Une bonne ville est une ville construite autour du corps humain et de ses sens. Il faut optimiser nos capacités à nous déplacer, à expérimenter nos sens dans un environnement maitrisé. »
Dans son livre Cities for People, Jan Gehl exprime sa vision d’une ville sensorielle, où l’urbanisme doit être en lien avec les sensations comme vecteur d’aménagement :
« La bonne architecture ne dépend pas des formes, mais bien de l’interaction entre la forme et la vie, ce qui est bien plus difficile et exigeant. »
Pour des questions d’adaptation des vitesses, des distances et des échelles des bâtiments à l’appareil sensoriel humain, la ville doit donc être pensée de manière ergonomique afin de recréer l’écosystème propice au développement de l’espèce humain et de l’interaction sociale.
Le Projet de la Gare Saint-Sauveur comme tournant dans l’urbanisme lillois ?
La Gare Saint-Sauveur à Lille est un projet central dans l’orientation urbaine et la construction du Lille de demain. Il est stratégique pour deux raisons majeures.
Dans un premier temps, la friche Saint-Sauveur offre 23 hectares de foncier supplémentaires à un cœur de ville : une aubaine dans un contexte où le défi majeur des acteurs du territoire devient la densité élevée ! Ces 23 hectares se situent à l’articulation entre deux parties de la ville. Au nord de la friche, les zones résidentielles plus aisées, ainsi que le centre-ville, les gares et la vieille ville touristique sont des éléments attractifs. Au sud, ce sont les anciennes tours d’habitation et Zones d’Urbanisation Prioritaires, spatialement déconnectés par la présence du métro aérien et le périphérique. La problématique majeure de ce site est donc de savoir comment réparer les fractures accentuées par les infrastructures de mobilité. En résumé, comment reconnecter deux pôles urbains ?
Le projet Gehl Architects
L’aménagement de la friche Saint-Sauveur est donc stratégique dans la philosophie urbaine de la ville lilloise. Les 23 hectares sont subdivisés en trois zones. Le plan-guide part des usages pour créer le quartier. Le nord du quartier accueille les visiteurs, flâneurs et travailleurs. Dans la partie sud, des îlots nordiques sont conçus : c’est l’espace résidentiel. A l’est, un espace vert, relié aux autres poumons verts de la métropole, sera développé.
Les enjeux de la ville posés par Jan Gehl sont remarquables dans l’aménagement de l’espace dédié au logement. C’est une zone de logement mixte (logements sociaux, en accession aidée, en accession libre). De l’immeuble à l’îlot, sont déclinés des espaces et des services qui invitent à la rencontre et à l’échange pour une sociabilité réinventée. Les nouveaux habitants prennent place dans un maillage fin de rues et de places, où l’échelle humaine, le vivre ensemble et la qualité de vie sont les intentions premières. La voiture ne fait pas ou que très peu partie de l’espace résidentiel.
Il s’agit également de réinsérer un tissu local fort et diversifié, dans une ville encore fortement touchée par l’influence de l’urbanisme moderne. Comment vont évoluer les pratiques urbaines de la ville quand une partie de la ville cherche à se développer en fonction de l’indicateur de bien-être?
Si les Lillois ne se rendent pas encore réellement compte de la vie de quartier que va insuffler « Saint-So », la ville elle semble avoir progressivement adopté la Gehlurban attitude. En effet, fin août dernier le nouveau plan de mobilité a été appliqué. L’objectif de ce remaniement : réduire le trafic de transit en ville, l’idée phare du concept urbain de Jan Gehl.
Un plan de mobilité comme premier indicateur d’une ville à taille humaine ?
« Rendre les rues plus calmes, les espaces publics plus agréables et le centre-ville plus attractif » Martine Aubry, maire de Lille
Depuis plusieurs semaines, les lillois sont perdus dans leurs rues. En cause, le nouveau plan de mobilité. La Ville de Lille estimait que 300 000 véhicules entraient à Lille et en sortaient chaque jour sans forcément s’y arrêter. Dans l’actuel Plan de Mobilité, seul 2 % des rues ont été réaménagées pour déporter ce transit et rendre le déplacement piéton en ville plus agréable. S’il est encore trop tôt pour mesurer les réels effets de ce changement de mobilité, les premiers échos semblent positifs pour les cyclistes.
En mettant en lien ces divers éléments, nous pouvons sans doute dans le cas de Lille, commencer à confirmer la déclaration de Jan Gehl selon laquelle « les villes nous façonnent autant que nous les façonnons ». En changeant le plan de mobilité et en façonnant une ville réduite en véhicules motorisés, Lille incite ses habitants et visiteurs à utiliser leurs vélos et leurs chaussures !
Le plan Saint-Sauveur : l’effet papillon de la métropole lilloise ?
Par le plan Saint-Sauveur ne pouvons-nous pas penser que la ville nous façonne également ? La conception urbaine apportée par Jan Gehl inspire un quartier et pose la question des échelles de mise en application et de l’interdépendance des quartiers dans la ville. Alors que la conception d’une ville à échelle humaine s’est définie à l’échelle de Saint Sauveur à partir de 2008, aujourd’hui, le changement de mobilités prôné par l’architecte s’applique à toute la ville. Le maillage urbain n’implique-t-il pas un effet domino dans les pratiques ? Commencer à penser une parcelle autrement n’implique-t-il pas automatiquement l’échelle globale ?
Si la ville façonne nos pratiques, l’exemple de l’association entre la ville de Lille et Gehl Architects montre aussi que de telles évolutions urbaines à l’échelle d’un quartier peuvent faire évoluer la vision que nous portons à la ville en général pour construire la ville de demain.
Vos réactions
Il ne s’agit pas d’un projet de l’agence Ghel mais de l’agence LAQ de l’architecte-urbansite Claire Schorter, qui a invité l’agence Ghel à collaborer avec elle pour des aspects particuliers.
Pour une fois qu’une femme à la tête d’une agence dirige un tel projet, … merci de vous informer un peu plus précisément avant de faire un article.