De la Haine à Swagger : quelle évolution de l’image des banlieues à travers le cinéma ?
1995. Dans les Yvelines. Le commissariat de La Cité des Muguets à Chanteloup-les-Vignes est assiégé par une centaine de jeunes. En cause ? La « bavure » d’un inspecteur à l’égard du jeune Abdal Ichah. Si l’un est démis de ses fonctions, l’autre est retenu à l’hôpital Saint Georges, entre la vie et la mort. Révoltés, les jeunes de la cité, eux, s’expriment. Bilan ? 14 blessés du côté des forces de l’ordre, 33 arrestations du côté des émeutiers et une arme perdue dans la cité. Voici le synopsis du film de Mathieu Kassovitz, « la Haine ».
L’art et la culture, en général, ont vocation à exprimer les maux d’une société. « La Haine », de Mathieu Kassovitz et « Comme dans un film », de Mc Solaar en particulier ont eu pour ambition d’exprimer les maux des cités et grands ensembles de banlieue.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’économie remonte en flèche via le développement industriel. La France fait donc appel à des travailleurs issus de ses colonies comme renfort en main-d’œuvre. Pour répondre à ce besoin conjoncturel, des logements temporaires doivent être prévus. Les barres sortent de terre, à l’écart, en banlieue. Contre toutes attentes, la situation se pérennise et personne n’y est préparé.
La banlieue revêt alors deux visages, opposés. Le premier reflète une réussite sociale liée à l’acquisition d’une propriété familiale avec jardin et garage. Le second, lui, évoque l’immigration et l’attribution d’un logement en hauteur.
Dès lors, la banlieue endosse une connotation négative, voire péjorative, accompagnée de ses préjugés. Autrefois symboles de confort et d’ascension sociale, les banlieues deviennent la scène d’une crise sociale montante. A tel point, qu’en 1977, le lancement du programme « Habitat et vie sociale » impulse la Politique de la Ville. Une première démarche politique forte qui visera essentiellement à la rénovation des grandes cités de logements HLM.
Avec les années 80, les premières émeutes apparaissent, notamment dans la banlieue lyonnaise. Les actions gouvernementales se multiplient jusqu’aux émeutes de Vaulx-en-Velin et la création officielle d’un ministère de la Politique de la Ville. Aujourd’hui, la Politique de la Ville fête ses 40 ans. Si ses compétences se sont élargies à d’autres domaines que le logement, des inégalités persistent.
La politique évolue, le cinéma aussi. En 2016, Olivier Babinet reprenait la thématique de Mathieu Kassovitz sous un angle nouveau avec son documentaire « Swagger ». A travers la caméra, nous suivons onze jeunes, filles et garçons, au cœur des cités d’Aulnay et de Sevran. Une mosaïque humaine colorée et pleine d’ambition. Dans un article récent, nous évoquions le rôle de l’art oratoire au sein des processus de revitalisation urbaine. « A voix haute », comme « Le Brio » réalisés au cours de l’année dernière, contribuent également à un changement de notre vision des cités. Quelle est alors la barrière entre cinéma et réalité ? Que dit cette évolution cinématographique de notre rapport actuel aux banlieues ? En résumé, comment est-on passé de « La Haine » à « Swagger » ?
Le cinéma comme miroir d’une société : de « La Haine » à « Swagger »
Lors de sa sortie en 1995, « La Haine » fait débat. Si certains, dont le maire de Chanteloup-les-Vignes, se sentent montrés du doigt par une mise en scène sombre et pessimiste, d’autres parlent d’une forme de reconnaissance de leur quotidien difficile. Les cités sont recroquevillées sur elles-mêmes. « Nous sommes enfermés à l’extérieur », s’écrie Vinz.
« La Haine » c’est aussi le reflet « Black, Blanc, Beur » que l’on découvrira quelques années plus tard, avec l’équipe de football de France 98. Cette quasi-fraternité s’illustre alors déjà à travers l’amitié de trois jeunes : Hubert, Vinz et Saïd, chrétien, juif et musulman mais aussi noir, blanc et arabe. C’est la France de la mixité au sein des banlieues. Celle de ces jeunes, qui peinent à s’intégrer à la culture française, de laquelle ils se sentent isolés. « La Haine » prend alors trois visages différents à travers ces trois amis. Celle de l’inoffensif Vinz, qui, main sur la gâchette, a la haine contre la police. Celle d’Hubert, rempli d’espoir, qui a la haine contre les jeunes à la dérive et cherche à travers la boxe à s’en sortir. Celle de Saïd, qui subit le déchirement, puis la mort de ses amis. La Haine, c’est aussi ces heures, longues, lentes, passives, qui laissent le temps de cogiter. La Haine, c’est aussi cette phrase, révélatrice : « Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ».
Vingt ans après, « Swagger », c’est une bande-annonce chantante, qui ne fait plus appel au rap. Ce sont des couleurs, du soleil. Des adolescents sur leur 31. Des blagues. Des envies. Des espoirs. « Tous mes rêves tournent autour de la mode », affirme un jeune garçon. « J’aimerais être Obama », surenchérit une jeune fille.
« Il n’y a aucun épisode de Mickey que j’aime. C’est une souris qui parle et qui chante et qui danse » explique une petite fille. A travers ce documentaire, les jeunes ont la parole et affirment une identité valorisée. Le champ lexical à lui seul montre un changement de cap. On passe d’un sentiment, « La Haine », à « Swagger », qui signifie « classe ». Mais qu’est-ce qui a changé dans notre société pour que l’image des banlieues devienne positive à l’écran ? Comment en sommes-nous venus à être inspirés par le destin et la détermination de la jeune Leila Salah, avocate en devenir, dans le récent film « Le Brio », là où nous étions désemparés face à la mort du jeune Vinz vingt ans plus tôt ?
La rue et les banlieues : une culture collectivement appropriée
Si, pendant longtemps, les banlieues ont véhiculé une image négative des populations qui en étaient issues, elles ont toujours été associées à une culture et une identité fortes. Usuellement, nous rassemblons le tout sous la dénomination des « arts de rue ». Ainsi, le rap, le graff ou encore le parkour sont issus de cet univers. Un style, vestimentaire comme linguistique, s’est développé.
Ce sujet, nous l’évoquions dans un article publié il y a un an : Des Yamakasi à la voltigeuse des toits de Paris : Une gentrification culturelle ? A partir du spot publicitaire de la célèbre My little Box, qui mettait en scène une jeune femme, accompagnée de sa petite robe noire et ses Stan Smith, volant d’un toit à l’autre, nous décrivions un phénomène. Celui de l’appropriation collective de la culture des banlieues, ou gentrification culturelle. Celui d’une valorisation collective de codes auparavant jugés comme étant populaires.
Aujourd’hui donc, l’art pictural devient street-art et expose en galerie. Le parkour est devenu une pratique sportive. Les salles de boxe ne désemplissent plus. Les Reebook, portées par Vinz, sont dans toutes les gardes-robes. Le rap est composé, écouté et partagé par tous et partout.
Si « La Haine » dépeint une réalité, le film transmet également l’image d’un territoire en marge en mettant parfois le doigt sur des clichés. « Swagger » remplit les mêmes conditions. Pourtant, vingt ans après, il signe l’identité nouvelle des banlieues dans notre représentation collective. Si cela contribue à changer notre regard et les mentalités, il ne retranscrit pourtant pas une réalité stricte et généralisée.
Le cinéma comme tremplin d’un marketing territorial ?
« Les architectes, ceux qui vivent dans les grandes villes, ils savent pas la vie de banlieue comment c’est etc. Ils font des grands bâtiments, après comme le bâtiment il est grand, les gens ils veulent pas vivre dedans » commence la voix off d’une petite fille dans la présentation de Swagger. Et dans la réalité, que sont devenues nos banlieues vingt ans après ? Concrètement, le paysage a-t-il changé ?
Il y a quelques mois, le Président de la République, Emmanuel Macron, présentait ses orientations pour la quarantième année de la Politique de la Ville. Une quarantième année… N’est-ce pas le premier indicateur d’une évolution qui tourne au ralenti ? A Roubaix et Tourcoing, lieux emblématiques de la Politique de la Ville, d’où le Président faisait son discours, le chômage est toujours deux fois plus élevé que la moyenne nationale. De manière générale, l’ensemble des politiques et des habitants sont d’accord pour affirmer que trop peu de choses ont changé.
Pourtant, à Chanteloup-les-Vignes, ou « Chicago en Yvelines », la vie semble avoir évolué. Selon un article du Parisien qui dressait le bilan sur place des vingt ans du tournage, dans la cité Noé, le film semble avoir eu un effet positif. Après le passage de Mathieu Kassovitz et de son équipe, la cité a été mise sous le feu des projecteurs. Comme un outil de marketing territorial, le cinéma a participé au changement de l’image et du destin du devenu célèbre « Chicago en Yvelines ». Elle en devient ainsi un lieu d’expérimentation pour la Politique de la ville. Par exemple, c’est dans la cité Noé qu’apparaissent les médiateurs dans les transports en commun. En 2003, elle est l’une des premières zones à bénéficier du vaste programme de rénovation urbaine lancé par le ministre de la ville, Jean-Louis Borloo.
Si le cinéma ne révèle pas une réalité stricte et universelle de la vie des banlieues, il permet à une société entière de prendre conscience des maux mais aussi de la richesse d’une société pour un changement des visions collectives. Si, à court terme, cela ne change pas la forme des cités, sur le long terme, cela participera peut-être à des changements de fond sur la vision que l’on en a, sur les préjugés dont elles ont trop longtemps été victimes, sur ce que l’ANRU nomme le fameux « visage des quartiers ».
Dans les nouvelles orientations de la Politique de la ville, la concentration des fonds sur des quartiers expérimentaux a été annoncée. Si « Swagger » n’a pas fait autant de vagues que « La Haine », qui sait si le documentaire ne permettra pas aux cités d’Aulnay-sous-Bois ou de Sevran de figurer parmi les prochains territoires expérimentaux ?