Le design global de marque, un pari risqué pour la ville demain ?
Le 12 septembre dernier, Apple ne dévoilait pas uniquement son nouvel Iphone. Ce fut également l’occasion de donner au grand public la possibilité de découvrir son nouveau siège, un gigantesque bâtiment en forme d’anneau conçu par l’architecte Norman Foster et imaginé par l’illustre cofondateur de la marque à la Pomme, disparu en 2011, Steve Jobs.
Une année auparavant, en France, l’agence de design global Saguez & Partners terminait la revalorisation d’une ancienne halle Alstom, en plein écoquartier des Docks, à Saint-Ouen. L’ambition originelle était d’y créer un nouveau lieu à l’image de l’agence, un espace « hybride et alternatif, expérimental et atypique » qui fait aujourd’hui office de siège mais qui a surtout été pensé comme un lieu d’inspiration unique pour ses employés.
A priori, entre une agence de design global et de conseil créée en 1998 et la multinationale qu’a développée Steve Jobs, il n’y a aucune comparaison possible. Et pourtant, ces deux actualités sont assez liées. La raison est simple : elles sont l’aboutissement de réflexions nourries par le design global, une théorie qui selon Karine Léothier, Consultante Stratégies chez Saguez & Partners, intègre “l’ensemble des signes d’expression d’une marque : du design produit au design d’architecture, en passant par le logo, les lieux, le digital…”.
Autrement dit, à partir de l’identité d’une marque, d’une institution ou d’une collectivité, tout un univers marketing est créé, mais cela ce n’est pas nouveau. Car ce que le design global introduit de neuf, c’est bien la capacité à faire évoluer les lieux, les espaces intérieurs comme extérieurs, en fonction “d’une différence, d’une culture de marque, d’une philosophie incarnée de l’entreprise” comme le précise Karine Léothier.
Alors quels sont les avantages réels du design global pour nos villes ? Lorsque l’on observe l’impact du “Ring” (le siège d’Apple) sur la ville de Cupertino en Californie, on peut en toute légitimité se poser la question des bienfaits et surtout des méfaits d’une telle stratégie (marketing) étendue à l’espace urbain. Ces deux édifices, sont-ils révélateurs d’un design qui se veut global, ou d’une dérive marketing ?
Un état d’esprit spatial faisant partie de l’ADN d’une marque
Avant l’iMac, les ordinateurs de bureau étaient lourds, esthétiquement peu agréables et surtout extrêmement compliqués à utiliser. Ce message, c’est celui que Steve Jobs a martelé à ses employés ainsi qu’au monde entier en 1998, à l’occasion de la sortie de cette innovation informatique qui a changé la face du monde. Mais l’informatique n’était pas le seul secteur que Steve Jobs a bouleversé, puisqu’au travers de l’IPod et de l’IPhone, c’est le monde de la musique et de la téléphonie qui ont eux aussi radicalement changé depuis l’existence de la marque à la Pomme.
Pour Steve Jobs, il s’agissait de mettre du beau dans la plupart des secteurs, quitte à en faire évoluer les usages. Et cela ne s’est donc pas arrêté à la conception de l’objet en tant que tel. Car c’est bel et bien l’espace d’achat qui fut aussi pensé au travers d’une conception bien précise du design, le design global d’expérience. Grâce à l’observation du comportement du client, l’aménagement de l’espace et le design sont pensés de manière à faire passer un message, une identité, celle d’Apple.
Le premier Apple Store fut créé en 2001 à Tysons Corner, dans l’Etat de Virginie aux Etats-Unis. Depuis, des centaines de boutiques ont ouvert dans le monde entier, reproduisant pour nombre d’entre elles le credo suivant : faire disparaître la frontière entre l’espace commercial et l’espace public. Pour exemple, l’Apple Store de la Cinquième avenue à New York ne rendait pas visible son espace boutique depuis la rue, puisque tout s’y trouvait au sous-sol. Seul un cube de verre restait apparent en surface. Tout se veut donc dématérialisation. Puis le temps des boutiques européennes est venu et avec elles, les architectures classiques spectaculaires et les volumes impressionnants. L’Apple Store Opéra de Paris ou celui d’Oxford Street à Londres sont conçus de la même manière. L’univers Apple s’immerge totalement dans l’espace qu’investit la marque.
Quant aux équipements des magasins eux-mêmes, ils sont sobres et radicalement épurés. Des tables en bois brut, sur lesquelles sont posés les produits, comme flottant au cœur de ces grands espaces majestueux. Le produit n’est pas important, l’usage qu’en fera le consommateur l’est beaucoup plus et l’usage qu’Apple entend créer, encore plus. Un usage dans un lieu incroyable, pour une sensation unique de posséder un objet exceptionnel qui fera de vous une personne hors du commun. Dans ce même esprit, l’Apple store de la gare Grand Central Station à New York est allé encore plus loin puisque c’est au cœur de la gare, en haut des immenses escaliers que les tables de bois ont été entreposées. Le résultat est impressionnant : plus aucune séparation physique n’existe entre l’espace voyageur et l’espace commercial.
Au niveau de l’agencement de l’espace, il y a donc une marque de fabrique Apple. Et de la même manière, Karine Léothier nous explique que l’identité de Saguez & Partners est palpable lorsque nous sommes à la Manufacture de Saint-Ouen : “Quand vous arrivez chez Saguez & Partners, il n‘y a pas de logo… simplement tous les signes rappellent que vous êtes accueilli différemment, « chez quelqu’un », l’attention aux postures, aux détails, aux rythmes et activités au travail, au dedans/dehors, aux flux pensés pour créer la rencontre fortuite et l’innovation.”
Dans la stratégie des Apple Store, même si le produit demeure et doit être mis en valeur d’une manière complètement innovante, le contexte est respecté. Bien plus, il est exploité à son maximum pour permettre à un nouvel usage de se déployer. Comme le précise d’ailleurs Karine Léothier “le design est là pour révéler et non plugger des usages sans tenir compte ni du quartier, ni des habitants, des citoyens car il doit laisser la possibilité d’inventer / de préfigurer / révéler des usages nouveaux demain.” Avec Apple, le design, dans tout ce qu’il implique, est donc au centre du jeu.
Et pourtant, un futur siège conçu comme “une forteresse coupée du monde”
Le nouveau siège d’Apple à Cupertino en Californie ne semble pas s’inscrire dans cette vision. Et pourtant, il ne s’agit plus ici, d’un simple magasin, mais d’un véritable morceau de ville, voire d’un village entier, implanté sur un terrain de 70 hectares. Ce bâtiment formé d’un vaste anneau de 260 000 m2, sera capable d’accueillir à termes, quelques 12 000 employés.
Comme le qualifie le magazine Wired, dans un article intitulé « If You Care About Cities, Apple’s New Campus Sucks » (Si vous vous souciez des villes, le nouveau campus d’Apple craint), le nouveau siège d’Apple est d’un anachronisme bien trop marqué, pour une marque qui avait jusque-là pour habitude, au-delà d’être en avance sur son temps, d’adapter ses espaces aux contextes locaux.
Tout d’abord, il s’agit d’un nouveau quartier entièrement créé à la périphérie de la ville de Cupertino. Alors que l’on cherche de plus en plus à recréer de la ville sur la ville, pour éviter de reproduire les mêmes erreurs d’étalement urbain que l’on a trop souvent produit par le passé, Apple, avec son nouveau siège, se coupe complètement de la ville de Cupertino.
Bien entendu, l’objectif est assez simple, il s’agit d’offrir aux employés d’Apple une large palette de services dans le but d’augmenter leur créativité et leur productivité. Investir de larges espaces apparaît donc pour Apple comme une condition obligatoire pour remplir cet objectif. Mais une conséquence inévitable apparait : le cadre urbain existant est ignoré et « une ville nouvelle » recroquevillée sur elle-même, sans lien avec son contexte territorial et surtout pas les habitants aux alentours, se crée.
Par ailleurs, l’article de Wired pose une autre excellente question “Si Apple fait un jour faillite, qu’est-ce que deviendrait alors ce bâtiment ? En effet, pour un bâtiment qui se trouve déjà en autarcie et qui ajoute à cela une architecture extrêmement marquée par l’identité d’une marque, aura forcément beaucoup de mal à retrouver une nouvelle vie. Alors que l’on commence très sérieusement à se poser la question du devenir des friches tertiaires dans les pays marqués par l’affirmation de nouveaux modes de travail, encore une fois, Apple apparaît comme en décalage par rapport aux avancées que la société devrait envisager. Sans compter que l’on envisage aujourd’hui des architectures basées sur la logique du “cradle-to-cradle” autrement dit, pensées dès leur origine, pour être recyclées plus tard.
Eviter le piège d’une valeur d’image plus forte que la valeur d’usage
Pour Karine Léothier “L’exemple du nouveau siège d’Apple “incarne un adage bien célèbre « Don’t die in beauty! ». Alors que cette dernière considère le geste architectural de Foster comme une vitrine pour Apple, les questions que la Consultante Stratégies de Saguez & Partners pose, parlent d’elles-mêmes : “quelle porosité avec la ville ? Comment la vie de la ville entre-t-elle dans le bâtiment ? Quelle réversibilité ? Quelle évolution possible ? Comment permettre des usages non figés pour se réinventer encore demain ?”
Force est donc de croire que la stratégie d’Apple n’est donc pas celle qui fut celle de sa démarche originelle, lors du déploiement des Apple Store. A contrario de cette volonté quasi autarcique, la Manufacture de Saguez & Partners est justement un contre-exemple qui peut nous donner à penser sur la manière dont le design global peut nous aider à réintégrer la sphère économique dans le tissu urbain.
“Global ne veut pas dire uniforme, ou duplication bien au contraire ! C’est comprendre un quartier, s’appuyer sur ses spécificités, travailler avec ses habitants pour que les citoyens puissent s’approprier, hacker ce bien commun qui est en mouvement et renouvellement perpétuel. La valeur d’usage est en général plus forte que la valeur d’image.”
Et en ce qui concerne l’organisation de la nouvelle Manufacture de Saguez & Partners, elle a d’ailleurs été conçue autour du concept de l’usage. Entre des espaces de travail nomades et des lieux d’inspiration partagés, la volonté a été de transposer des espaces capables de refléter le process d’élaboration des idées que mettaient en place les employés de l’agence depuis 1998. Par ailleurs, en ce qui concerne l’intégration au contexte territorial, nous sommes à Saint-Ouen dans une démarche radicalement différente de celle de Cupertino. C’est bien au cœur de l’ancien monstre industriel que le siège de Saguez & Partners s’est élevé. Le lieu a été magnifié tout en respectant l’identité originelle du site.
Par ailleurs, en ce qui concerne la connexion avec les habitants, elle est également au rendez-vous puisque des espaces ont spécialement été conçus pour permettre aux habitants d’interagir avec la Halle. Au premier rang, une école de design. Karine Léothier nous explique la signification d’une telle intégration : “L’exemple le plus atypique […] est l’école Design Act! Partir de l’observation d’un quartier pour définir des problématiques avec ses habitants et trouver des solutions design qui vont changer leur vie (en mieux) : voici une initiative incroyable qui casse les codes d’une école et qui, sur le fond comme sur la forme, prône l’intelligence collective, l’ancrage par l’observation et le lien humain. C’est le lieu de l’inclusif et de l’interdisciplinarité, c’est innover à l’échelle d’un quartier pour le « bien/lien » commun des habitants ! Le design se met au niveau de l’échelle humaine, se pose la / les bonne(s) question(s) «d’usages».
Valeur d’usage et valeur d’image s’opposent donc au travers de ces deux exemples de siège, que ce soit à Cupertino ou à Saint-Ouen. Inclure la sphère économique dans l’espace urbain est une donnée importante de ce que devrait être capable de produire une ville de demain, plus compacte et plus résiliente. Mais pour cela, encore faut-il ne pas tomber dans le piège que peut nous tendre la valeur d’image inhérente à toute entreprise, à savoir prendre une trop grande place et laisser un peu de trop de côté usages et contexte territorial.