De Rio à Paris, quand commerce ambulant rime avec modernité
Qui aurait dit il y a 10 ans que les vendeurs de plages, de beignets et de maillots aux motifs palmiers seraient devenus branchés ? Contre toute attente, c’est bien ce qu’il s’est passé à Rio, chez les spécialistes du genre. Les rois de la praia ont compris avec un temps d’avance, que ces commerces informels, d’abord méprisés, méritaient un changement de regard à leur égard.
De Copacabana aux Favelas, « Eu amo camelô »
Les « camelôs », comme on les appelle à Rio, sont ces vendeurs nomades qui sillonnent les rues et les plages, en quête permanente de potentiels consommateurs. Déambulant nonchalamment sous le poids de leurs produits en criant des slogans pour attirer de nouveaux consommateurs, ils sont pour la plupart enfants des « favelas » (bidonvilles). A Rio, ils ont pour habitude de labourer de leurs pieds les mythiques plages d’Ipanema et Copacabana en vendant aux baigneurs harassés par la chaleur, du thé glacé, des gâteaux secs, des crevettes grillées, des brochettes de fromage fondu, mais aussi des paréos et autres maillots de bain.
Quiconque va un jour à Rio comprend bien que le camelô représente une réelle institution et participe de l’ambiance de la ville. Jusqu’à présent, il était considéré par les habitants huppés comme un informel, un moins que rien, un vagabond, un marginal… Mais depuis quelques années, le regard porté sur lui semble avoir changé. Car lorsque la municipalité de Rio décide, pour accueillir des évènements aseptisés comme la coupe du monde et les jeux olympiques, d’interdire ces pratiques « dignes de pays sous développés », la population carioca toute entière s’élève.
Et c’est le collectif d’artistes Opavivara (http://www.opavivara.com.br) qui est à l’origine de ce mouvement. Le collectif brésilien mène une réelle campagne de communication pour sauver cette pratique urbaine en péril en réalisant de nombreux portraits de ces hommes et femmes en situation de travail. On les voit, le front perlé de sueur, porter fièrement leurs parasols et leurs panières chargées de victuailles. Leur pose devant l’objectif, qui rappelle celles des grands rois devant un peintre, suffit à leur conférer une allure noble et à inciter le regard de l’observateur à changer.
Plus de 8 000 cartes postales furent imprimées et vendues dans toute la ville. Une exposition fut même organisée à Gavéa, l’un des quartiers les plus huppé de Rio et l’un des camelôs, le vendeur de maté, devint célèbre jusqu’à se transformer en égérie pour la cité.
La population carioca met en parallèle la destruction et l’interdiction de deux des caractères identitaires et informels de la cité: les « favelas » (que le gouvernement souhaite remplacer par des hôtels et casinos luxueux) et les « camelôs ». Mais pourquoi la « haute » carioca élèverait sa voix pour protéger ces “si peu estimables” vendeurs de rue ?
Dans un contexte de mobilité permanente, d’automatisation et de déshumanisation de la ville ainsi que d’angoisse sécuritaire constante, le « camelô » est à la fois l' »ami », la “vigie”, et celui qui permet de rester assis. Il balaye un périmètre qui est le sien et y retrouve ses habitués, ceux qui se baignent toujours au même poste de secours. Il a un œil partout, sait exactement qui a fait quoi, d’où viennent les voleurs de sacs… Le lien social se tisse entre lui et ses clients, la confiance s’installe, tandis qu’il offre un service réellement précieux. Le camelô est un des derniers à assurer la rencontre et la complémentarité sociale à l’heure où les « gated communities » enferment les rues de Rio.
Dans la métropole parisienne, le contexte est bien différent. Et pour s’adapter à cet autre contexte, le concept change de forme. L’équivalent européen du « camelô » n’est autre que le vendeur de roses ou de jasmin, souvent clandestin. Les concernant, aucun changement de regard n’est à noter, puisque leur passage provoque généralement des hochements de tête incommodés. Mais, depuis peu, le commerce ambulant délaisse le « marcheur », vendeur en mouvement perpétuel, pour prendre des allures de « boutiques éphémères », type food truck ou pop-up store.
A Paris, le pop-up store rime avec tendance
Après un succès avéré dans la restauration, les “trucks” font peau neuve en s’adaptant aux lignes commerciales des différentes enseignes. Monoprix a inauguré récemment un « nail truck« , combinant atelier maquillage et vente de produits. Franprix (Casino) propose un « Good Truck« , sorte d’épicerie ambulante destinée à faire découvrir sa marque maison. H&M a stationné dans un hub de gare particulièrement fréquenté (Saint-Lazare) un « fashion truck » présentant sa collection homme.
Certains misent à la fois sur le concept « store cool » en couplant les services. A la fois mini coffee shop, mini galerie et mini-boutique, Noir Gaazol arpente les routes depuis l’an dernier, de métropole en métropole. Une occasion aussi pour les marques de dépasser les frontières du cercle de leur clientèle et de faire découvrir leur sceau dans les villes où elles n’ont pas de boutiques. House of Holland a, par exemple, sillonné toute l’Angleterre afin de propager la notoriété du groupe de prêt-à-porter dans tout le pays.
Ces pop-up stores jouent sur le succès des « food trucks« , tout en proposant une offre haut de gamme. Qu’ils vendent des produits alimentaires ou vestimentaires, ils se positionnent toujours sur des niches commerciales qui font la réputation de la capitale : l’excellence ou l’estampille « Paris ». Pâtisserie, mode « à la française », fromagerie, produits et packagings luxes… Mais attention, les prix restent tout de même exorbitants…
Le nouveau vendeur ambulant parisien ne fonctionne donc pas sur le même registre et rapport social que celui de Rio. Il est le fait de jeunes actifs aisés, créateurs d’entreprises, qui font des nouvelles tendances leur niche économique. Ce concept, accaparé par les néo-bobos hipsters ou tout droit sortis d’écoles de commerce, veut capter des clientèles aisées qui revendiquent une autre manière de consommer les distinguant de la consommation de masse. Le vendeur ambulant devient une sorte de médiateur contemporain qui donne à la consommation une justification alter et qui cultive le sur mesure pour le profil de chaque client. Il épouse ainsi l’individualisation des modes de vie et n’est pas partie prenante de relations collectives comme le « camelô » de Rio.
S’inscrivant dans une autre tendance de consommation, celle de l’hyper-proximité et de la ville 24h sur 24, ces supports mobiles de vente portent également en eux la réactualisation urbaine d’une forme ancienne de commerce rural : celui des camions apportant dans les villages des produits d’épicerie et de mercerie. Ces colporteurs modernes diffusent des parfums de villages à des métropolitains en mal de grand air alors qu’aujourd’hui le retour au contact direct client-commerçant est de plus en plus apprécié. Pourtant ce n’est pas le concept-même du commerce ambulant qui attire. Les camions pizza ne courent pas les rues (contrairement à Marseille par exemple) et les forains qui vendent leurs merguez durant les manifestations sont considérés comme des “empoisonneurs”. Ce qui compte avant tout, c’est le prestige, le packaging et la marque. Si vous n’avez pas de « blaze », vous n’êtes bon qu’à blaser. A croire que la position sociale du vendeur serait à l’origine de sa légitimité. C’est ce que semble rappeler l’acceptation, par la population, des Camalô natifs de la ville de Rio contre le rejet social des vendeurs de roses de Paris, étrangers et migrants.
Et si à Paris, le commerce ambulant redevenait démocratique ?
Ces boutiques nomades ont fait le pari de transformer et de rendre élitiste un processus de vente à l’origine populaire et démocratique, ce qui a fait leur succès. On pourrait espérer que ces phénomènes ne soient que les prémices d’un mouvement plus vaste. Et si le regard porté sur le commerce ambulant était sur le point de changer ? Et si, dans une ville ou le rétro est du dernier cri, les vitriers et les serruriers se remettaient à sillonner la cité ? Pourrait on imaginer que ce type de commerce, relancé par les jeunes branchés, puisse être réapproprié, selon une ironie de l’histoire, par les artisans et les ouvriers ?
La mobilité du marchand, puisqu’elle n’entrave pas la fluidité de l’espace public, est exonérée de taxe et de patente. En revanche, stationner sa boutique, ne serait-ce que sporadiquement, nécessite de louer un emplacement. Un bon moyen de favoriser le commerce du « marcheur », pour l’instant oublié de la capitale.
Quoi qu’il en soit, créateur de lien dans le cas d’une ville fortement segmentée socialement ou créateur de tendance dans une ville riche et vitrine de la mode, le vendeur nomade a perdu son statut de paria pour devenir une figure centrale urbaine.